Tout d'abord, le reporter dit au marin de l'attendre en cet endroit même, où il le rejoindrait, et, sans perdre un instant, il remonta le littoral, dans la direction qu'avait suivie, quelques heures auparavant, le nègre Nab. Puis il disparut rapidement derrière un angle de la côte, tant il lui tardait d'avoir des nouvelles de l'ingénieur.
Harbert avait voulu l'accompagner.
«Restez, mon garçon, lui avait dit le marin. Nous avons à préparer un campement.»
Ils trouvèrent non point une grotte, mais un entassement d'énormes rochers, tels qu'il s'en rencontre souvent dans les pays granitiques, et qui portent le nom de «Cheminées».
Pencroff et Harbert s'engagèrent assez profondément entre les roches, dans ces couloirs sablés, auxquels la lumière ne manquait pas[9], car elle pénétrait par les vides que laissaient entre eux ces granits, dont quelques-uns ne se maintenaient que par un miracle d'équilibre. Mais avec la lumière entrait aussi le vent, – une vraie bise de corridors, – et, avec le vent, le froid aigu de l'extérieur. Cependant, le marin pensa qu'en obstruant certaines portions de ces couloirs, en bouchant quelques ouvertures avec un mélange de pierres et de sable[10], on pourrait rendre les «Cheminées» habitables.
Il y avait alors quelques heures à occuper, et, d'un commun accord, Pencroff et Harbert résolurent de gagner le plateau supérieur, afin d'examiner la contrée sur un rayon plus étendu.
«Sommes-nous sur une île? murmura le marin.
– En tout cas, elle semblerait être assez vaste! répondit le jeune garçon.
– Une île, si vaste qu'elle fût, ne serait toujours qu'une île! dit Pencroff.»
Mais cette importante question ne pouvait encore être résolue. Il fallait en remettre la solution à un autre moment. Quant à la terre elle-même, île ou continent, elle paraissait fertile, agréable dans ses aspects, variée dans ses productions.
Le marin et le jeune Harbert réussirent à amarrer le train de bois à la berge et commencèrent à décharger leur précieuse cargaison. Ils avaient maintenant de quoi alimenter un feu pendant un bon moment.
Ils retournèrent vers les Cheminées, où ils entreprirent de boucher les ouvertures pour se protéger du vent glacial.
Après le déchargement du bois, Pencroff, l'homme d'action infatigable, prit immédiatement les devants pour rendre les Cheminées habitables[11]. Accompagné de Harbert, son fidèle compagnon, il entreprit de bloquer tous les passages par lesquels le vent s'infiltrait, utilisant avec ingéniosité du sable, des pierres, des branches et de la terre pour obstruer hermétiquement les galeries exposées aux vents du sud. Pendant des heures, ils travaillèrent sans relâche, transformant les cheminées naturelles en un refuge sûr et sec, divisé en plusieurs chambres sombres mais accueillantes.
Pendant qu'ils s'attelaient à cette tâche, Harbert et Pencroff échangeaient des paroles mêlées d'espoir et d'inquiétude. Harbert évoquait timidement la possibilité que leurs compagnons aient trouvé un refuge plus adéquat, mais Pencroff, dans son pragmatisme habituel, préférait anticiper leur retour en améliorant leur abri. L'ombre de M. Smith planait sur leurs pensées, et tous deux exprimaient le souhait ardent de le revoir, même si Pencroff reconnaissait l'incertitude de cette perspective.
Lorsque vint le moment crucial d'allumer le feu, Pencroff, dans un geste machinal, chercha fébrilement sa boîte d'allumettes, pour découvrir avec consternation qu'elle avait disparu. Une recherche frénétique s'ensuivit, menée dans l'obscurité croissante, mais en vain. L'arrivée de Nab et du reporter, seuls, renforça le poids de l'incertitude qui pesait sur le petit groupe de naufragés. Le récit déchirant des vaines recherches de Cyrus Smith accentua encore leur angoisse, laissant entrevoir la possibilité tragique de sa disparition.
Dans l'obscurité naissante, ils entreprirent une tentative désespérée pour allumer un feu avec une seule allumette récupérée par miracle. C'est le reporter qui fouilla ses poches de pantalon, de gilet, de paletot, et enfin, à la grande joie de Pencroff, non moins qu'à son extrême surprise, il sentit un petit morceau de bois engagé dans la doublure de son gilet. Quelques instants plus tard, le bois sec craquait, et une joyeuse flamme, activée par le vigoureux souffle du marin, se développait au milieu de l'obscurité.
Le repas qui suivit fut sobre mais réconfortant, bien que l'absence de M. Smith se fît durement sentir. Tous se reposaient tranquillement. Un seul des naufragés ne reposa pas dans les Cheminées. Ce fut l'inconsolable, le désespéré Nab, qui, cette nuit tout entière, et malgré ce que lui dirent ses compagnons pour l'engager à prendre du repos, erra sur la grève en appelant son maître!
Lorsque les naufragés de l'air se retrouvèrent sur cette côte isolée, leur première tâche fut d'établir un inventaire des maigres possessions dont ils disposaient. Le constat était sans appel: à l'exception des vêtements qu'ils portaient au moment du crash, ils n'avaient rien. Seul Gédéon Spilett avait conservé par inadvertance un carnet et une montre. Aucune arme, aucun outil, pas même un simple couteau de poche. Leur dénuement était d'une ampleur presque inimaginable, bien plus extrême que celui des héros imaginaires des romans de Daniel de Foé. Ces derniers avaient toujours pu compter sur les ressources de leur navire échoué ou sur les épaves qui parvenaient sur la côte. Mais pour ces naufragés-ci, il n'y avait rien de tel. Ils devraient tout reconstruire à partir de rien, un défi colossal.
L'absence de Cyrus Smith, l'ingénieur, était particulièrement préoccupante. Son savoir-faire pratique et son esprit inventif auraient été d'une valeur inestimable dans cette situation. Sans lui, leurs perspectives semblaient sombres. La question de s'installer sur cette partie de la côte se posait alors, mais devaient-ils explorer les environs avant de prendre une décision définitive? Pencroff suggéra de patienter quelques jours afin de se préparer et de trouver une source de nourriture plus consistante que les œufs et les coquillages.
Ce matin-là, 26 mars, dès l'aube, Nab avait repris sur la côte la direction du nord, et il était retourné là où la mer, sans doute, s'était refermée sur l'infortuné Smith.
Les Cheminées, avec leur abri rudimentaire mais suffisant pour le moment, furent choisies comme lieu de résidence temporaire. Le feu fut allumé, offrant chaleur et lumière, et permettant également de préserver des braises pour les jours à venir. Pendant que Pencroff et Harbert partaient explorer la forêt à la recherche de gibier, Spilett resta aux Cheminées pour entretenir le feu et surveiller les environs.
Leur expédition de chasse dans la forêt se révéla à la fois fructueuse et ardue. Ils réussirent à capturer plusieurs oiseaux et tétras, malgré les difficultés rencontrées. La préparation ingénieuse des lignes par Pencroff pour attraper les tétras à l'aide d'hameçons improvisés démontra l'ingéniosité et la débrouillardise du marin.
Voilà comment Pencroff prépara ses lignes: il avait trouvé dans les herbes une demi-douzaine de nids de tétras, ayant chacun de deux à trois œufs. Il eut grand soin de ne pas toucher à ces nids, auxquels leurs propriétaires ne pouvaient manquer de revenir. Ce fut autour d'eux qu'il imagina de tendre ses lignes, – non des lignes à collets, mais de véritables lignes à hameçon[12]. Les lignes furent faites de minces lianes, rattachées l'une à l'autre et longues de quinze à vingt pieds. De grosses épines très fortes, à pointes recourbées, que fournit un buisson d'acacias nains, furent liées aux extrémités des lianes en guise d'hameçon. Quant à l'appât, de gros vers rouges qui rampaient sur le sol en tinrent lieu.
Les tétras furent attachés par les pattes, et Pencroff, heureux de ne point revenir les mains vides et voyant que le jour commençait à baisser, jugea convenable de retourner à sa demeure.
La direction à suivre était tout indiquée par celle de la rivière, dont il ne s'agissait que de redescendre le cours, et, vers six heures, assez fatigués de leur excursion, Harbert et Pencroff rentraient aux Cheminées.
Gédéon Spilett, immobile, les bras croisés, se tenait sur la grève, scrutant l'horizon marin, où un gros nuage noir montait rapidement vers le zénith. Le vent soufflait fort, s'intensifiant au crépuscule. Le ciel tout entier présentait un aspect menaçant, et les prémices d'une tempête étaient clairement visibles.
Harbert entra dans les Cheminées, suivi de Pencroff.
Nous allons passer une nuit agitée, monsieur Spilett! déclara le marin. La pluie et le vent vont réjouir les pétrels!
Absorbé, le reporter ne remarqua pas son approche. Il voula savoir si c'était possible que l'ingéneur fût vivant. Comme la mer n'avait pas jetté ni son corps, ni celui de son chien. Mais le marin restait ferme: il était peu probable qu'on revît Cyrus Smit.
Le marin retourna alors vers les Cheminées. Un feu chaud crépitait dans l'âtre. Harbert y ajouta du bois sec, illuminant les coins sombres du couloir.
Pencroff se mit à préparer le dîner, estimant nécessaire un plat consistant pour restaurer leurs forces. Deux tétras furent plumés et embrochés, rôtissant rapidement au-dessus du feu.
À sept heures du soir, Nab n'était toujours pas revenu. L'absence prolongée du nègre inquiétait Pencroff. Cependant, Harbert envisagea une perspective plus optimiste, suggérant que Nab pouvait avoir découvert quelque chose de nouveau qui les aiderait.
La nuit s'installa, accompagnée d'une tempête violente. Malgré les conditions difficiles, ils apprécièrent leur repas à base de gibier. Puis, chacun se retira pour la nuit. Gédéon Spilett, tourmenté par l'inquiétude, ne parvenait pas à trouver le sommeil.
Vers deux heures du matin, alors que Pencroff dormait profondément, il fut secoué par le reporter, qui prétendait avoir entendu des aboiements au loin. Après une brève discussion, ils sortirent des Cheminées pour enquêter.
Dans l'obscurité et le fracas de la tempête, ils distinguèrent Top, le chien de Cyrus Smith.
«Si le chien est retrouvé, le maître se retrouvera aussi! dit le reporter.
– Dieu le veuille! répondit Harbert. Partons! Top nous guidera!»
À quatre heures du matin, on pouvait estimer qu'une distance de cinq milles avait été franchie. Les nuages s'étaient légèrement relevés et ne traînaient plus sur le sol. La rafale, moins humide, se propageait en courants d'air très vifs, plus secs et plus froids[13]. Insuffisamment protégés par leurs vêtements, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett devaient souffrir cruellement, mais pas une plainte ne s'échappait de leurs lèvres. Ils étaient décidés à suivre Top jusqu'où l'intelligent animal voudrait les conduire.
Vers cinq heures, le jour commença à se faire.
À six heures du matin, le jour était fait. Les nuages couraient avec une extrême rapidité dans une zone relativement haute. Le marin et ses compagnons étaient alors à six milles environ des Cheminées. Ils suivaient une grève très plate, bordée au large par une lisière de roches dont les têtes seulement émergeaient alors, car on était au plein de la mer.
Le reporter et ses compagnons arrivaient devant une sorte d'excavation creusée au revers d'une haute dune. Là, Top s'arrêta et jeta un aboiement clair. Spilett, Harbert et Pencroff pénétrèrent dans cette grotte.
Nab était là, agenouillé près d'un corps étendu sur un lit d'herbes… Ce corps était celui de l'ingénieur Cyrus Smith.
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