Quiconque songeant à l’expression “L’Amérique du Centre,” aurait des images en tête extrêmement proches de ce qu’on pouvait trouver à Springfield, Kansas. C’était une ville entourée de terres agricoles en pente douce, un endroit où le nombre de vaches dépassait celui des habitants, tellement bas qu’on pouvait rouler longtemps avant de rencontrer âme qui vive. Certains auraient trouvé l’endroit idyllique, d’autres l’auraient qualifié de charmant.
Samara le trouvait dégoûtant.
Il y avait quarante-et-une communes et villes aux États-Unis qui s’appelaient Springfield, ce qui rendait non seulement cette ville banale, mais particulièrement mal inspirée. Sa population était d’environ huit-cents personnes. Sa rue principale était constituée d’un bureau de poste, d’un bar et grill, d’une épicerie, d’une pharmacie et d’un magasin d’alimentation.
Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, c’était l’endroit idéal.
Samara tira ses cheveux roux flamboyants en arrière et les attacha en queue de cheval, exposant ainsi le petit tatouage sur sa nuque, le simple et unique caractère signifiant “feu” qui se translittérait en Pinyin par Huŏ, le surnom qu’elle avait pris depuis sa défection.
Elle s’appuya contre le camion et entreprit d’examiner ses ongles en attendant le moment venu. Elle pouvait entendre la musique se rapprocher, alors que des adolescents et des jeunes adultes jouaient faux en essayant de suivre le rythme d’une caisse claire. Ils seraient bientôt à son niveau.
Derrière elle, dans la zone de chargement du camion, se trouvaient quatre hommes avec l’arme. L’attaque à La Havane s’était étonnement bien passée, facilement même. Avec un peu de chance, les gouvernements de Cuba et des USA penseraient qu’il s’était agi d’un coup d’essai, alors que leur arme avait déjà été totalement testée. Le but de l’attaque à La Havane était bien plus que ça : il s’agissait d’introduire le chaos, de semer la zizanie, de présenter l’illusion d’un avertissement qui faisait se gratter les têtes et se questionner les puissances de ce monde.
Non loin d’elle, Mischa était assise sur le trottoir derrière le camion coloré, arrachant paresseusement les mauvaises herbes qui s’étaient frayé un chemin à travers les fissures de la chaussée. Cette fille de douze ans était généralement calme, consciencieusement silencieuse et délicieusement mortelle. Elle portait un jean, des sneakers blanches et, c’en était presque drôle, un sweatshirt bleu à capuche avec le mot BROOKLYN imprimé en lettres blanches sur le devant.
“Mischa.” La fille leva ses yeux verts ternes et passifs. Samara tendit son poing fermé, et la fille ouvrit la main. “Il est bientôt l’heure,” lui dit Samara en russe, alors qu’elle déposait deux objets dans sa petite paume : des oreillettes électroniques spécialement conçues pour contrecarrer une fréquence particulière.
L’arme en elle-même était banale, et même laide. En la voyant, la plupart des gens n’auraient pas su ce que c’était et auraient eu du mal à croire qu’un tel objet soit une arme… ce qui ne faisait que jouer en leur faveur. La fréquence était émise par un large disque de métal d’un mètre de diamètre et de plusieurs centimètres d’épaisseur, produisant des ondes sonores ultra-basses dans un cône unidirectionnel. Le plus puissant de ses effets se produisait sur une portée d’environ cent mètres, mais les effets délétères de l’arme pouvaient être ressentis jusqu’à trois-cents mètres de distance. Le lourd disque était monté sur un dispositif pivotant qui non seulement le maintenait droit comme une antenne parabolique, mais qui lui permettait aussi de tourner dans n’importe quel sens. Le dispositif était à son tour soudé à un chariot en acier équipé de quatre roues épaisses, contenant également la batterie lithium-ion qui alimentait l’arme. La batterie à elle seule pesait trente kilogrammes et, en incluant le chariot, l’arme supersonique pesait cent-trente-six kilos, raison pour laquelle ces armes étaient généralement montées sur des bateaux ou sur des Jeeps.
Mais fixer leur arme à un véhicule l’aurait rendue bien moins mobile et bien moins discrète, raison pour laquelle il y avait quatre hommes dans le camion. Chacun d’eux était un mercenaire surentraîné mais, pour elle, ils n’étaient bons qu’à déplacer l’arme. Si celle-ci avait été plus légère et plus maniable, Samara et Mischa auraient pu gérer cette opération elles-mêmes, elle en était persuadée. Mais elles devaient travailler avec les moyens du bord, et l’arme était aussi compacte que possible par rapport à sa grande puissance.
Samara avait été légèrement préoccupée par la logistique mais, jusqu’ici, ils n’avaient rencontré aucun souci. Immédiatement après l’attaque à La Havane, ils avaient chargé l’arme à l’aide d’une rampe sur un bateau qui les avait conduits au Nord, jusqu’à Key West. Au petit aérodrome, ils l’avaient rapidement transférée dans un avion-cargo de taille moyenne qui les avait emmenés à Kansas City. Tout avait été organisé des semaines plus tôt, acheté et payé. Maintenant, tout ce qu’ils avaient à faire était de mettre leur plan minutieux à exécution.
Samara s’avança de manière naturelle jusqu’au croisement, tandis que la musique de la fanfare en marche augmentait. Elle était en vue maintenant, et avançait à sa rencontre. Le camion était garé sur le trottoir devant l’épicerie, à deux voitures de distance de l’angle où des cônes orange bloquaient la route pour le trajet de la parade.
Samara avait fait ses recherches. L’Université de Springfield faisait une parade chaque année, le jour de Thanksgiving, menée par cette fanfare mobile qui suivait un circuit sur trois kilomètres en partant du parc local et en traversant la ville avant de retourner au lieu de départ. Au premier rang de la parade se trouvait un groupe frappant sur des tambours avec des majorettes agitant en rythme les bâtons dans leurs poings. Derrière eux, suivait la minuscule équipe de football de l’université et leur bande de pom-pom girls. Ensuite, venait un cabriolet avec le maire de Springfield et sa femme. Derrière eux se trouvaient la caserne de pompiers locale. Pour fermer la marche, il y avait des membres de la faculté et l’association d’athlétisme.
Tout ceci était tellement américain que c’en était écœurant.
“Mischa,” répéta Samara. La fille hocha la tête et fourra les oreillettes électroniques dans ses oreilles. Elle se releva du trottoir et se mit en position près de la cabine du camion, appuyée contre la portière côté conducteur pour éviter la portée de la fréquence.
Samara détacha la radio à sa ceinture. “Deux minutes,” dit-elle dedans en russe. “Allumez-la.” Elle avait elle-même appris le russe à l’équipe, insistant pour que ce soit la seule langue qu’ils parlent en public.
Un vieil homme avec un sweat polaire fronça les sourcils en passant à côté d’elle : entendre quelqu’un parler russe à Springfield, Kansas, était à peu près aussi étrange que d’entendre un chien Shar-Pei parler cantonais. Samara lui jeta un regard mauvais, et il se dépêcha d’avancer jusqu’au croisement pour observer la parade.
On aurait dit que la ville entière était sortie pour l’événement. Des chaises de jardin étaient alignées le long des trottoirs et les enfants attendaient avec impatience de rattraper les bonbons qui seraient jetés des seaux par poignées.
Samara jeta un coup d’œil à la fille par-dessus son épaule. Parfois, elle se demandait s’il restait la moindre réminiscence de son enfance en elle, si elle observait les autres enfants avec envie ou s’ils étaient des aliens pour elle. Mais les yeux de Mischa restaient froids et distants. S’il y avait le moindre doute derrière eux, elle était devenue experte dans l’art de le cacher.
La fanfare tourna à l’angle, avec force klaxons et roulements de tambours, de dos à Samara et au camion, alors qu’elle descendait la rue. Des jeunes en maillot suivaient à pied. C’était l’équipe de football de l’université qui jetait des bonbons à la foule. Les gamins se précipitèrent et s’accroupirent en groupes pour les ramasser, comme des charognards sur une carcasse.
Un minuscule objet vola vers Samara et atterrit près de ses pieds. Elle le ramassa précautionneusement à deux doigts. C’était un Tootsie Roll. Elle ne put s’empêcher de sourire ironiquement. Quelle tradition incroyablement bizarre que les jeunes des pays riches se bousculent les uns les autres pour récupérer les bonbons les moins chers qui soient, jetés n’importe comment sur la chaussée.
Samara rejoignit Mischa près de la cabine du camion, l’extrémité tournant le dos à la parade et à ses spectateurs. Elle lui tendit un bonbon. Un éclair d’intérêt passa sur le jeune visage passif de Mischa en le prenant.
“Spasiba,” murmura la fille. Merci. Mais au lieu de déballer le papier et de le manger, elle le fourra dans la poche de son jean. Samara l’avait bien formée. Elle aurait sa récompense quand elle la mériterait.
Samara porta de nouveau la radio à ses lèvres. “Lancez dans trente secondes.” Elle n’attendit pas la réponse, et mit ses oreillettes, entendant un sifflement doux, mais aigu dans ses oreilles. Les quatre hommes dans l’espace de chargement du camion la déclencheraient de là. Ils n’avaient pas besoin d’exposer l’arme, ni même d’ouvrir la porte à l’arrière du camion. La fréquence ultrasonique était capable de traverser l’acier, le verre, et même la brique qui altérait toutefois légèrement son efficacité.
Samara croisa les bras et resta debout à côté de Mischa, faisant le compte à rebours dans sa tête. Elle ne pouvait plus entendre la fanfare ou les applaudissements des spectateurs. Elle n’entendait que le sifflement électronique des oreillettes. C’était étrange de voir tant de monde mais de ne rien entendre, comme une télévision quand on appuie sur muet. Pendant un moment, elle songea à cet adage ridicule : Si un arbre tombe dans la forêt et que personne n’est là pour l’entendre, fait-il tout de même un bruit ? Leur arme ne faisait aucun bruit. La fréquence était trop basse pour être détectée par le spectre de l’audition humaine. Mais ils tomberaient quand même.
Samara n’entendait plus la musique et la foule, et elle n’entendit pas non plus les cris quand ça commença. Mais quelques instants après que son compte à rebours eut atteint zéro, elle vit des corps tomber sur l’asphalte. Elle vit les habitants de Springfield, Kansas, paniquer, fuir, se piétiner les uns les autres comme tous ces enfants se ruant sur les bonbons. Certains d’entre eux se tordirent, plusieurs vomirent. Les instruments tombèrent au sol et les bonbons s’éparpillèrent par terre. À moins de vingt-cinq mètres d’elles, un joueur de football tomba à genoux et se mit à cracher du sang.
Il y avait une telle beauté dans ce chaos. Toute l’existence de Samara avait été basée sur le régime, le protocole, l’exercice… Et pourtant, peu de gens savaient comme elle à quel point tout ça n’était pas fiable quand le chaos pointait le bout de son nez de manière imprévisible. Dans ce genre de situation, seuls les instincts comptaient. C’était alors que les gens prenaient véritablement conscience d’eux-mêmes et de quoi ils étaient capables. Dans le chaos qui se déroulait silencieusement devant ses yeux, des membres d’une même famille piétinaient ceux qu’ils aimaient. Les maris et les femmes s’abandonnaient pour s’auto-préserver. La confusion régnait. Des corps étaient renversés. La foule allait finir par causer plus de dommages que l’arme en elle-même.
Mais ils ne pouvaient pas traîner là. Elle fit un signe à Mischa, qui contourna la cabine du camion et grimpa côté passager, tandis que Samara prenait le volant et mettait la clé dans le contact. Mais elle ne démarra pas tout de suite. Ils allaient attendre une minute de plus… assez longtemps pour que les conséquences de l’attaque soient considérées comme véritablement dévastatrices et laisser ceux qui voudraient les poursuivre totalement perplexes quant au choix de Springfield, Kansas.
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