Les eaux du lac Nimbo tendaient un miroir paisible aux passagers de l’hélicoptère.
Les miroirs sont trompeurs, se rappela Riley. Elle savait que les eaux les plus calmes cachaient souvent de noirs secrets.
L’hélicoptère se posa sur la pelouse. Riley se tendit comme un arc. Elle n’aimait pas beaucoup voyager en hélicoptère. Elle adressa à Bill un regard en coin. Il n’avait pas l’air très à l’aise, lui non plus.
Quant à l’agent Holbrook, l’expression de son visage était vide – ou impénétrable. Il avait à peine prononcé un mot depuis leur départ de Phoenix. Riley savait qu’elle était un excellent juge de la nature humaine. Le langage du corps avait peu de secrets pour elle – c’en était presque gênant, parfois. Mais Holbrook était une énigme.
Les trois agents se détachèrent et sautèrent de l’hélicoptère en se penchant pour se protéger des bourrasques que déplaçaient les pales. Deux ornières parallèles rayaient le paysage. C’était ce qui devait faire office de route, ici.
Riley se pencha. La route ne devait pas être souvent utilisée, mais des pneus avaient sans doute déjà effacé les traces du tueur.
Le pilote de l’hélicoptère coupa le moteur. Riley et Bill suivirent Holbrook.
— Dites-nous ce que vous savez sur ce lac, demanda Riley.
— C’est un lac artificiel. Il y en a plusieurs dans le coin. Ce sont les barrages sur le fleuve Acacia qui les ont créés, dit Holbrook. Ça grouille de poissons. Les gens aiment bien venir là pour se détendre, mais les aires de pique-nique sont de l’autre côté. Un couple d’ados shootés au cannabis a trouvé le corps. Je vous montre.
Holbrook descendit la pente et se percha sur une crête rocheuse surplombant le lac.
— Les gamins se trouvaient là, dit-il. Ils ont baissé les yeux et ils l’ont vu. D’après eux, ce n’était qu’une tache noire dans l’eau.
— Quelle heure était-il ? demanda Riley.
— Un peu plus tôt qu’aujourd’hui, dit Holbrook. Ils avaient séché l’école pour fumer.
Riley embrassa la scène du regard. Le soleil était bas et enflammait de ses rayons les crêtes rocheuses, de l’autre côté du lac. Quelques bateaux naviguaient.
Un peu plus loin de l’à-pic, la berge descendait en pente douce. C’était l’endroit que Holbrook montrait du doigt.
— Ils sont descendus pour aller voir ce que c’était, dit-il. C’est là qu’ils ont compris.
Les pauvres, pensa Riley. Elle avait essayé le cannabis à l’université. Faire une telle découverte sous l’influence de la drogue… Ce devait être terrible.
— Tu veux descendre pour t’approcher ? demanda Bill.
— Non, ici, c’est bien.
Ses tripes lui disaient qu’elle se trouvait au bon endroit. Le tueur, lui, n’avait pas pris la peine de descendre.
Non. Il est resté là.
L’herbe sous ses pieds avait même l’air un peu abîmé.
Elle prit de profondes inspirations, pour se glisser dans son rôle. Il était venu la nuit. Une nuit claire ou brumeuse ? En Arizona, à cette époque de l’année, les nuits devaient être claires. Et, une semaine plus tôt, la lune brillait. Peut-être même qu’il avait apporté une lampe torche.
Il avait déposé le corps ici. Et ensuite ? Il l’avait roulé jusqu’au bord. Le corps était tombé comme une pierre.
Non, quelque chose clochait. Comment avait-il pu se montrer si imprudent ?
De là-haut, il aurait pu ne pas remarquer que le corps n’avait pas coulé. « Une tache noire », avaient dit les gamins. A cette distance, même sous un ciel étoilé, la couleur du sac poubelle se serait confondue avec celle de l’eau. L’homme serait parti du principe que le corps avait coulé, comme font les cadavres dans l’eau douce, surtout dans un sac poubelle rempli de pierres.
Avait-il cru que l’eau était profonde, à cet endroit-là ?
Riley se pencha. Dans la lumière de l’après-midi, il était facile de voir où le corps était tombé. C’était une sorte de plateau horizontal. Tout autour, l’eau était noire et devait être plus profonde.
Riley se tourna vers le lac. Visiblement, c’était un ancien canyon. Il était difficile de s’approcher du bord. Les falaises étaient particulièrement abruptes.
A gauche et à droite, se dressaient des masses rocheuses comme celle sur laquelle Riley se tenait. Sous ces petites falaises, l’eau était noire. Le plateau n’existait qu’ici.
Un éclair de compréhension traversa la tête de Riley.
— Il est déjà venu, dit-elle à Bill et Holbrook. Il y a un autre corps dans ce lac.
*
Alors que l’hélico les ramenait à Phoenix, Holbrook demanda :
— Alors, vous pensez vraiment que c’est l’œuvre d’un tueur en série ?
— Oui, dit Riley.
— Tant mieux. Je voulais surtout mettre quelqu’un de compétent sur l’affaire. Qu’est-ce qui vous a convaincue ?
— Il y a plusieurs aplombs rocheux, expliqua-t-elle. Ils se ressemblent. La dernière fois, il a jeté le corps d’un endroit différent et le corps a coulé. Quand il est revenu, il s’est trompé d’endroit – ou peut-être qu’il pensait que c’était sans importance. Bref, il s’attendait au même résultat. Il a eu tort.
— Je savais que tu trouverais quelque chose, dit Bill.
— Il faudra envoyer des plongeurs, ajouta Riley.
— Ça prendra du temps, les prévint Holbrook.
— Peu importe, il faut le faire. Il y a un autre corps. Vous pouvez en être sûr. Je ne sais pas depuis combien de temps il est là, mais il y est.
Elle s’interrompit. Que lui apprenait cette révélation sur la personnalité du tueur ? Il était compétent. Il ne ressemblait pas à Eugene Fisk, mais plutôt à Peterson, le tueur qui les avait enlevées toutes les deux, elle et April. Il était malin et réfléchi, et il aimait tuer. C’était un sociopathe, plutôt qu’un psychopathe. Et surtout, il avait confiance en lui.
Un peu trop pour son bien, pensa Riley.
Ce serait peut-être la raison de sa chute.
— Ce n’est pas un voyou, dit-elle. Je pense qu’il s’agit d’un citoyen ordinaire, qui a peut-être fait des études, qui s’est peut-être marié. Personne ne le soupçonne.
Riley dévisageait Holbrook tout en parlant. Elle venait de lui apprendre quelque chose sur l’assassin de sa sœur, mais Holbrook demeurait impénétrable.
L’hélicoptère décrivit de larges cercles au-dessus du bâtiment du FBI. La nuit tombait et la zone était bien éclairée.
— Regarde, dit Bill en pointant du doigt le hublot.
Riley se pencha. La rocaille dont leur avait parlé le jeune agent ressemblait à une immense empreinte digitale vue d’en haut. Un paysagiste excentrique avait dû penser que cela conviendrait mieux au FBI qu’un simple parterre de fleurs. Des centaines de pierres avaient été disposées avec soin. L’illusion était parfaite.
— Eh ben ! s’exclama Riley. Tu penses que ce sont les empreintes de qui ? Une affaire célèbre, je parie. Dillinger, peut-être ?
— Ou John Wayne Gacy. Ou Jeffrey Dahmer.
C’était un étrange spectacle. D’en bas, personne n’aurait jamais pu deviner que cet alignement de pierres était autre chose qu’un labyrinthe.
Riley eut l’impression qu’on lui lançait un avertissement. Pour résoudre l’affaire, elle allait devoir changer de perspective. Elle était sur le point de s’aventurer dans une région de ténèbres.
L’homme aimait observer les tapineuses. Il aimait les voir se regrouper au coin des rues et sur les trottoirs. Elles allaient souvent par paire. Ces filles avaient plus de caractère que les escorts.
L’une d’elles était justement en train d’engueuler un groupe de jeunes. Ils étaient passés en voiture et avaient ralenti l’allure pour la photographier. La fille avait raison. Elle était là pour travailler, pas pour servir de décor.
Aucun respect, les gamins, de nos jours, pensa-t-il.
Maintenant, les jeunes l’insultaient et lui hurlaient des obscénités. Dans ce domaine, elle avait visiblement plus d’imagination qu’eux. Elle hurla quelque chose en espagnol. Son style lui plut.
L’homme s’était garé devant les motels bon marché où travaillaient les tapineuses. Les autres filles avaient moins de caractère que leur copine. Les poses qu’elles prenaient étaient plus gênantes que sexy. Quand un conducteur ralentit l’allure, l’une d’elles retroussa même sa jupe pour lui montrer sa petite culotte. La voiture ne s’arrêta pas.
L’homme se tourna à nouveau vers la fille qui avait attiré son attention. Elle battait le pavé d’un air agacé, tout en se plaignant auprès de ses copines.
Elle aurait pu devenir sa prochaine victime. Tout ce qu’il avait à faire pour l’attirer chez lui, c’était arrêter sa voiture devant elle.
Non, il n’en ferait rien. Ce n’était pas son genre. Il n’approchait pas les putes dans la rue. C’était à elles de le séduire. Il se débrouillait pour les voir seul à seul, sans jamais leur demander directement, comme si l’idée était venue d’elles.
Avec un peu de chance, la fille au fort caractère allait le repérer et trottiner jusqu’à lui. Il avait une belle voiture. Et il s’était bien habillé.
Il faudrait qu’il se montre plus prudent que la dernière fois. Lâcher le corps du haut de la falaise en espérant qu’il coule… Non, ce n’était pas du travail bien fait.
Le tollé qu’il avait créé ! La sœur d’un agent du FBI ! Ils avaient fait venir du monde de Quantico. Des experts. Mais lui, il ne faisait pas ça pour la gloire. Il voulait juste assouvir ses envies.
Et c’était son droit. Tous les hommes adultes ont des envies.
Ils allaient envoyer des plongeurs fouiller le lac. L’homme savait ce qu’ils pourraient y trouver, même au bout de trois ans. Et ça ne lui plaisait pas du tout.
Il ne s’inquiétait pas seulement pour lui. Etonnamment, il se sentait mal pour le lac. Envoyer des plongeurs fouiller ses moindres recoins sombres lui semblait obscène. Après tout, le lac n’avait rien fait. Pourquoi devrait-il avoir à subir ça ?
Il n’était pas inquiet. La FBI ne remonterait pas jusqu’à lui. C’était tout simplement impossible. Bien sûr, il ne retournerait plus au lac. Il ne savait pas encore où il déposerait sa prochaine victime, mais il finirait bien par trouver.
La fille avait repéré sa voiture. Elle marcha vers lui en roulant des hanches.
Il baissa la vitre du siège passager et elle passa la tête. C’était une femme latino à la peau sombre et au maquillage agressif : un contour des lèvres marqué, une ombre à paupières colorée et des sourcils tatoués. Des crucifix dorés pendaient à ses oreilles.
— Sympa, votre voiture, dit-elle.
Il sourit.
— Qu’est-ce qu’une gentille fille comme toi fait dehors, à cette heure-ci ? demanda-t-il. Tu ne devrais pas être couchée ?
Son sourire révéla des dents étonnamment propres et bien alignées. En fait, la fille avait l’air en excellente santé. C’était rare, ici, dans la rue. La plupart des putes étaient des junkies.
— Tu me plais, dit-il. Très chola.
Son sourire s’élargit.
— Comment tu t’appelles ?
— Socorro.
Ah, “Socorro”, pensa-t-il. Ça veut dire « aide » ou « secours » en espagnol.
— Je suis certain que tu es très forte en socorro, dit-il d’un ton lubrique.
Elle minauda.
— Ça tombe bien : tu as l’air d’avoir besoin de socorro…
— Peut-être.
Avant qu’il n’ait eu le temps de négocier, une voiture se gara derrière lui. Un homme appela la fille par la fenêtre coté conducteur.
— ¡ Socorro ! hurla-t-il. ¡ Vente !
La fille leva les bras au ciel d’un air théâtral, pour montrer son indignation.
— ¿ Porqué ?
— Vente aquí, ¡ puta !
Un éclair inquiet passa dans le regard de la fille. Ce ne pouvait pas être à cause de l’insulte. Non, l’homme dans la voiture devait être son mac. Il venait compter son argent.
— ¡ Pinche Pablo ! marmonna-t-elle.
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