Riley se balançait nerveusement sur sa chaise. Que voulait-elle dire à Mike Nevins ?
— Prends ton temps, dit le psychiatre en la couvant d’un regard inquiet.
Riley étouffa un rire sans joie.
— C’est justement ça, le problème, dit-elle. Je n’ai pas le temps. Je traîne les pieds. Il faut que je prenne une décision. Ça fait trop longtemps que je remets à plus tard. Tu m’as déjà vu si indécise ?
Mike ne répondit pas. Il se contenta de sourire.
Riley ne l’avait jamais vu comme ça. L’élégant psychiatre avait eu bien des rôles dans sa vie : celui d’un ami, d’un thérapeute et parfois même celui d’un mentor. Elle l’avait souvent appelé pour connaître son avis sur le profil d’un criminel. Cette fois, c’était différent. Elle l’avait contacté la veille, en rentrant de l’exécution, puis elle était venue ce matin.
— Quelles sont les différentes options ? demanda-t-il enfin.
— En gros, je dois décider de ce que je veux faire du reste de ma vie – enseigner ou retourner sur le terrain. Ou totalement autre chose.
Mike rit doucement.
— Attends une minute. Ne parlons pas du reste de ta vie. Parlons d’aujourd’hui, de maintenant. Meredith et Jeffreys veulent que tu prennes une affaire. Une seule. Ce n’est pas l’un ou l’autre pour le reste de ta vie. Personne n’a dit que tu devais renoncer à l’enseignement. Tu n’as que deux options très simples : oui ou non. Alors quel est le problème ?
Riley ne répondit pas. Elle ne savait pas quel était le problème. C’était pour cela qu’elle était venue.
— Je crois que quelque chose t’effraye, dit Mike.
Riley avala sa salive avec difficulté. Oui. Elle avait peur. Elle se refusait à l’admettre, même dans sa propre tête. Mike allait la faire parler.
— De quoi as-tu peur ? demanda Mike. Tu dis que tu as des cauchemars…
Riley ne répondit pas.
— Ça fait partie du stress post-traumatique, dit Mike. Tu as des visions, des souvenirs qui reviennent sous forme de flashs ?
Cette question ne surprit pas Riley. Après tout, Mike l’avait aidée plus que tout autre à s’en sortir.
Elle renversa sa tête sur le dossier de sa chaise et ferma les yeux. L’espace d’un instant, elle retourna dans la cage de Peterson et il la menaça avec la flamme de son chalumeau. Pendant des mois, après sa libération, ce souvenir avait trouvé le moyen de s’imposer à elle au moment où elle s’y attendait le moins.
Mais elle avait tué Peterson de ses propres mains. En fait, elle avait fait de son visage une bouillie à peine identifiable.
Si ce n’est pas ça, régler ses problèmes, je ne sais pas ce que c’est, pensa-t-elle.
Les souvenirs de sa captivité lui paraissaient maintenant impersonnels, comme si elle regardait défiler les images d’un film.
— Je vais mieux, dit-elle. Ça m’arrive moins souvent et ça dure moins longtemps.
— Et ta fille ?
La question ouvrit une entaille dans le cœur de Riley. Un écho de l’horreur qu’elle avait ressentie après l’enlèvement de April la heurta comme un coup de fouet. Elle entendait encore sa fille appeler à l’aide.
— Je pense que je n’ai pas tourné la page, dit-elle. Je me réveille en sueur, la peur au ventre. Je suis obligée d’aller voir dans sa chambre si elle est là.
— C’est pour ça que tu ne veux pas prendre une nouvelle affaire ?
Un frisson parcourut l’échine de Riley.
— Je n’ai pas envie de lui faire subir ça de nouveau.
— Cela ne répond pas à ma question.
— Non, je suppose que non…
Un silence.
— J’ai l’impression que tu ne me dis pas tout, dit Mike. Qu’est-ce qui te donne des cauchemars ? Qu’est-ce qui te réveille la nuit ?
Avec un sursaut, une terreur enfouie plus profondément refit surface.
Oui, il y avait quelque chose d’autre.
Même les yeux grands ouverts, elle voyait son visage – le visage poupin et d’une innocence grotesque de Eugene Fisk. Riley l’avait regardé droit dans ses petits yeux au moment de leur confrontation.
Il avait menacé Lucy Vargas avec un rasoir. Riley avait agité sous son nez ce qu’il redoutait le plus. Elle lui avait parlé des chaînes – les chaînes qu’il pensait responsables de son malheur, celles qui le poussaient à commettre des meurtres.
« Les chaînes ne veulent pas que vous preniez cette femme, lui avait dit Riley. Elle ne convient pas. Vous savez ce que les chaînes veulent vraiment. »
Les yeux brillants d’effroi, il avait hoché la tête, puis il s’était donné la mort.
Il avait tranché sa propre gorge sous les yeux de Riley.
A présent, assise dans le bureau de Mike Nevins, Riley s’en étouffait presque d’horreur.
— J’ai tué Eugene, hoqueta-t-elle.
— Le tueur aux chaînes, tu veux dire. Ce n’est pas le premier que tu as mis hors d’état de nuire.
C’était vrai. Elle avait déjà fait usage de la force. Mais, Eugene, c’était différent. Elle repensait souvent à sa mort. Elle n’en avait encore jamais parlé à personne.
— Je n’ai pas utilisé mon arme, ou un caillou, ou mes poings, dit-elle. Je l’ai tué avec ma compassion. Je me suis servi de mon intellect comme d’une arme létale. Ça me terrifie, Mike.
Mike hocha la tête.
— Tu sais ce que dit Nietzsche à propos de regarder dans l’abîme.
— L’abîme regarde aussi en toi, dit Riley. Mais j’ai fait plus que regarder dans l’abîme. J’y ai vécu. Au fil des années, l’abîme est presque devenu ma maison. Ça me terrifie, Mike. Un de ces jours, je vais y descendre et je ne pourrais plus jamais remonter. Qui sait de quoi je serais capable…
— Eh bien, dit Mike en se renversant sur son dossier. On avance…
Riley n’en était pas si sûre. Et elle n’était pas plus près de prendre une décision.
*
Quand Riley rentra à la maison, April dévala les escaliers à sa rencontre.
— Maman, viens m’aider ! Vite !
Riley suivit sa fille jusqu’à sa chambre. April avait ouvert une valise sur son lit. Des habits étaient éparpillés par terre et sur la couverture.
— Je ne sais pas quoi prendre ! Je ne suis jamais partie !
La joie paniquée de sa fille fit sourire Riley, qui s’attela à la tâche. April partait le lendemain avec sa classe d’Histoire des Etats-Unis : une semaine à Washington, DC.
Quand Riley avait signé les papiers, elle avait eu quelques scrupules. Peterson avait retenu April en otage non loin de Washington. Elle avait eu peur que le voyage ravive de mauvais souvenirs. Mais April faisait preuve d’une étonnante maturité, à l’école et en dehors. Ce voyage, c’était aussi une formidable opportunité.
Alors qu’elle taquinait April sur son manque d’organisation, Riley se rendit compte qu’elle s’amusait. L’abîme dont elle avait parlé à Mike lui parut soudain très loin d’ici. Il lui restait une vie en dehors de cet abîme. C’était une belle vie. Quoi qu’elle déciderait, elle ferait tout pour la protéger.
Gabriela les rejoignit.
— Señora Riley, mon taxi arrive pronto, dit-elle en souriant. Ma valise est prête. Elle est devant la porte.
Riley avait presque oublié que Gabriela s’en allait aussi. Comme April partait en voyage, la bonne avait demandé un congé pour rendre visite à sa famille dans le Tennessee. Riley avait accepté avec joie.
Elle étreignit Gabriela et dit :
— Buen viaje.
Le sourire de Gabriela se fana. Elle ajouta :
— Me preocupo.
— Vous vous inquiétez ? répéta Riley avec surprise. Mais pourquoi ?
— Pour vous, dit Gabriela. Vous allez rester toute seule dans la nouvelle maison.
Riley rit.
— Ne vous inquiétez pas. Je sais prendre soin de moi.
— Mais vous n’êtes pas restée seule depuis longtemps et tant de choses sont arrivées, dit Gabriela. Je m’inquiète.
Gabriela avait raison. Depuis sa captivité, Riley avait pu au moins compter sur la présence de April. Et si l’abîme s’ouvrait dans sa nouvelle maison, juste sous ses pieds ?
— Ça ira, dit Riley. Passez un bon moment avec votre famille.
Gabriela sourit et lui tendit une enveloppe.
— C’était dans la boîte aux lettres, dit-elle.
Gabriela prit April dans ses bras, puis étreignit à nouveau Riley, avant de redescendre pour attendre son taxi.
— Qu’est-ce que c’est, Maman ? demanda April.
— Je ne sais pas, dit Riley. Ça n’a pas été envoyé par la poste.
Elle ouvrit l’enveloppe. Une carte plastifiée se trouvait à l’intérieur. « Blaine’s Grill », annonçaient les élégantes cursives. En dessous, il était écrit : « Dîner pour deux personnes ».
— Ce doit être une carte cadeau de notre voisin, dit Riley. C’est très gentil à lui. On pourra y aller toutes les deux quand tu rentreras.
— Maman ! ricana April. Ce n’est pas ça que ça veut dire !
— Pourquoi ?
— Il t’invite à dîner.
— Oh, tu crois ? Ce n’est pas ce que ça dit.
April secoua la tête.
— Ne sois pas bête. Il veut sortir avec toi. Crystal m’a dit que tu lui plaisais. Et il est trop beau !
Riley se sentit rougir. Elle était incapable de se rappeler de son dernier rencard. Elle était restée avec Ryan si longtemps… Depuis leur divorce, elle avait surtout pensé à sa nouvelle maison et à son travail.
— Tu rougis, Maman.
— Allez, finis ta valise, marmonna Riley. Je vais y réfléchir.
Au bout de quelques minutes de silence, April dit :
— Tu sais, je m’inquiète un peu, Maman. Comme Gabriela…
— Ça ira, répondit fermement Riley.
— Vraiment ?
Riley entreprit de plier un chemisier sans répondre. Certaines choses l’effrayaient bien plus qu’une maison vide : les psychopathes obsédés par des chaînes, les poupées, les chalumeaux, entre autres. Mais si ces démons intérieurs profitaient de sa solitude ? Une semaine, c’était long. Et décider ou non de sortir avec son voisin lui parut soudain effrayant.
Je vais m’en sortir, pensa-t-elle.
Il y avait une autre solution. Elle repoussait l’échéance depuis trop longtemps.
— On m’a proposé une affaire, dit-elle à April. Il faudrait que je parte en Arizona dès maintenant.
April s’interrompit et jeta un regard à sa mère.
— Alors, tu vas y aller, hein ?
— Je ne sais pas, April, répondit Riley.
— Pourquoi pas ? C’est ton travail, non ?
Riley se tourna vers elle. Les moments difficiles semblaient loin derrière elles. Depuis qu’elles avaient toutes deux survécu à Peterson, elles avaient forgé un nouveau lien très fort.
— Je me suis dit que je pourrais abandonner le travail de terrain, dit Riley.
April écarquilla les yeux de surprise.
— Quoi ? Maman, attraper les méchants, c’est ce que tu fais de mieux.
— J’enseigne aussi et je me débrouille bien, dit Riley. Et j’aime ça.
April haussa les épaules.
— Ben, vas-y, enseigne. Personne t’en empêche. Mais c’est bien aussi que tu bottes le cul aux psychopathes.
Riley secoua la tête.
— Je ne sais pas, April. Après tout ce que je t’ai fait vivre…
April ouvrit des yeux immenses.
— Après tout ce que tu m’as fait vivre ? Mais de quoi tu parles ? Tu ne m’as rien fait vivre du tout. J’ai été enlevée par un dingo qui s’appelait Peterson. Il aurait pu enlever n’importe qui. Arrête de t’en vouloir.
April laissa passer un court silence avant d’ajouter d’un ton autoritaire :
— Assied-toi, Maman. Faut qu’on parle.
Riley sourit. A se demander qui était la mère et qui était la fille…
C’est peut-être exactement ce qu’il me faut.
— Je t’ai parlé de mon amie Angie Fletcher ? demanda April.
— Non, je ne crois pas.
— On était assez proches et puis elle a changé d’école. Elle était super intelligente. Elle avait un an de plus que moi. J’ai entendu dire qu’elle avait commencé à acheter de la drogue à un gars qui s’appelait Trip. Elle est devenue accro à l’héro. Comme elle pouvait plus payer, Trip l’a fait bosser comme pute. Il l’a installée chez lui. La mère d’Angie, elle est complètement frappée, elle s’est rendue compte de rien. Trip en a même parlé sur son site web.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Trip s’est fait choper au bout d’un moment et Angie est partie en désintox. C’était l’été dernier, quand on était à New York. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Mais je sais qu’elle n’a que seize ans et que sa vie est foutue.
— Je suis vraiment désolée.
April étouffa un grognement d’impatience.
— Tu ne comprends rien, Maman ! Tu as passé toute ta vie à essayer d’empêcher ces trucs-là. Les gars comme Trip, tu les arrêtes. Certains, tu les arrêtes même pour toujours. Mais si tu ne le fais plus, qui le fera ? Quelqu’un d’aussi doué que toi ? Non, je ne pense pas.
Riley ne répondit pas tout de suite. Elle serra alors la main de April.
— Je crois que j’ai un coup de fil à passer, dit-elle en souriant.
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