– Vous êtes un brave et digne soldat, dit M. de Rugès en lui tendant la main; le sentiment d’humanité que vous manifestez à l’égard de ces gens qui vous ont accablé d’injures est noble et généreux.»
Le gendarme prit la main de M. de Rugès et la serra avec émotion.
«Notre devoir est souvent pénible à accomplir, et peu de gens le comprennent; c’est un bonheur pour nous de rencontrer des hommes justes comme vous, monsieur.»
Léon et Jean avaient écouté avec attention le récit du gendarme. Les dames et les enfants s’étaient aussi rapprochés et avaient pu l’entendre également, de sorte que Léon et Jean n’eurent rien à leur apprendre. Les Léonard avaient recommencé leurs injures et leurs cris; ces dames pensèrent que, n’ayant rien à faire pour les Léonard, il était plus sage de s’éloigner, de crainte que les enfants ne fussent trop impressionnés de ce qu’ils entendaient. On avait été obligé d’éloigner Jeannette de ses parents, qui, tout garrottés qu’ils étaient, voulaient encore la maltraiter. Mmes de Fleurville et de Rosbourg, et le reste de la compagnie, se dirigèrent vers une partie de la forêt assez élognée du moulin pour qu’on ne pût rien voir ni entendre de ce qui s’y passait. Les enfants étaient restés tristes et silencieux, sous l’impression pénible de la scène du moulin. M. de Rugès demanda à faire une halte[60] et à étaler sur l’herbe[61] les provisions que portait l’âne qui les suivait; ce moyen de distraction réussit très bien. Les enfants ne se firent pas prier[62]; ils firent honneur au repas rustique; crème, lait caillé, beurre, galette, fraises des bois, tout fut mangé. Ils causèrent beaucoup de Jeannette et de ses parents.
Comment Jeannette a-t-elle pu devenir assez mauvaise pour voler et vendre cette toile avec tant d’effronterie?
Parce que son père et sa mère lui donnaient l’exemple du vol et du mensonge. Bien des fois ils m’ont volé du bois, du foin[63], du blé, et ils se faisaient toujours aider par Jeannette[64]. Tout naturellement, elle a voulu profiter de ces vols pour elle-même.
Mais comment osait-elle aller à l’église et au catéchisme? Comment ne craignait-elle pas que le bon Dieu la punît de sa méchanceté!
Elle se tenait très mal à l’église; elle bâillait, elle détirait ses bras[65], elle se roulait sur son banc: ce qui prouve bien qu’elle n’y allait pas pour prier, mais pour faire comme tout le monde.
Mais au catéchisme elle devait apprendre que c’est très mal de voler.
Elle l’apprenait, mais elle n’y faisait pas attention.
Eh, mon Dieu! c’est comme nous: si nous faisions tout ce que dit notre catéchisme, nous ne ferions jamais rien de mal.
Dis-donc, Jean, parle pour toi; ne dis pas nous: moi, d’abord, je fais tout ce que me dit le catéchisme.
Ah! par exemple, non.
Est-ce que tu y comprends quelque chose, toi, gamin! Tu parles toujours sans savoir ce que tu dis.
Est-ce ton catéchisme qui t’ordonne de répondre comme tu le fais? Est-ce bien lui qui te conseille de me battre quand tu es en colère, de dire des gros mots[66] et bien d’autres choses encore?
Imbécile, va! si je ne méprisais ta petitesse, je te ferais changer de ton.
Tu méprises ma petitesse et tu crains papa et mon oncle, sans quoi....
Jacques, tais-toi; tu provoques toujours Léon, qui n’est pas endurant, tu le sais.
Oh oui! je le sais, papa, et j’ai tort; mais,… mais,… c’était si tentant....
Comment? tentant de dire des choses désagréables à ton grand cousin?
Papa, c’est précisément parce qu’il est grand; et comme vous étiez là pour me protéger....
Tu t’es laissé aller[67]. Ce n’est pas bien, Jacques; ne recommence pas.
À ton tour, Léon, tu mérites un reproche bien plus sévère que Jacques, parce que tu es plus grand.
Je n’ai rien fait de mal, papa, ce me semble[68].
Tu as été orgueilleux, impatient et maussade; tâche de ne pas recommencer non plus, toi; si je me mêle de tes discussions, ce ne sera pas pour te soutenir.
– Et pour tout oublier, dit Mme de Fleurville en se levant, je propose une partie de cache-cache, de laquelle nous serons tous, petits et grands, jeunes et vieux.
– Bravo, bravo! ce sera bien amusant, s’écrièrent tous les enfants. Voyons, qui est-ce qui l’est?
– Il faut l’être deux, dit Mme de Rosbourg; ce serait trop difficile de prendre étant seul.
– Ce sera moi et ma sœur de Fleurville, dit M. de Traypi; ensuite de Rugès avec Mme de Rosbourg; puis ceux qui se laisseront prendre. Une, deux, trois. La partie commence: le but est à l’arbre près duquel nous nous trouvons.»
Toute la bande se dispersa pour se cacher dans des buissons ou derrière des arbres.
«Défendu de grimper aux arbres! cria Mme de Traypi.
– Hou! hou! crièrent plusieurs voix de tous les côtés.
– C’est fait, dit M. de Traypi. Prenez de ce côté, ma sœur; je prendrai de l’autre.»
Ils partirent tout doucement chacun de leur côté, marchant sur la pointe des pieds, regardant derrière les arbres, examinant les buissons.
«Attention, mon frère! cria Mme de Fleurville, j’entends craquer les branches de votre côté.
– Ah! j’en tiens un», s’écria M. de Traypi en s’élançant dans un buisson.
Mais il avait parlé trop vite; Camille et Jean étaient partis comme des flèches et arrivèrent au but avant que M. de Traypi eût pu les rejoindre. Pendant ce temps Mme de Fleurville avait découvert Léon et Madeleine, elle se mit à leur poursuite; M. de Traypi accourut à son aide; pendant qu’ils les poursuivaient, Marguerite et Jacques les croisèrent en courant vers le but. Mme de Fleurville, croyant ceux-ci plus faciles à prendre, abandonna Léon et Madeleine à M. de Traypi et courut après Marguerite et Jacques; mais, tout jeunes qu’ils étaient, ils couraient mieux qu’elle, qui en avait perdu l’habitude, et ils arrivèrent haletants et en riant au but, au moment où elle allait les atteindre.
Essoufflée, fatiguée, elle se jeta sur l’herbe en riant, et y resta quelques instants pour reprendre haleine[69]. Elle alla ensuite rejoindre son frère, qui faisait vainement tous ses efforts pour attraper Léon, Madeleine et les grands; quant à Sophie, elle n’était pas encore trouvée. À force d’habileté et de persévérance, M. de Traypi finit par les prendre tous malgré leurs ruses, leurs cris, leurs efforts inouïs pour arriver au but. Sophie manquait toujours.
«Sophie, Sophie, criait-on, fais hou! qu’on sache de quel côté tu es.»
Personne ne répondait.
L’inquiétude commençait à gagner Mme de Fleurville.
«Il n’est pas possible qu’elle ne réponde pas si elle est réellement cachée, dit-elle; je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque chose[70].
– Elle aura été trop loin, dit M. de Rugès.
– Pourvu qu[71]’elle ne se perde pas, comme il y a trois ans, dit Mme de Rosbourg.
– Ah! pauvre Sophie! s’écrièrent Camille et Madeleine. Allons la chercher, maman.
– Oui, allons-y tous, mais chacun des petits escorté d’un grand», dit M. de Traypi.
Ils se partagèrent en bandes et se mirent tous à la recherche de Sophie, l’appelant à haute voix; leurs cris retentissaient dans la forêt, aucune voix n’y répondait. L’inquiétude commençait à devenir générale; les enfants cherchaient avec une ardeur qui témoignait de leur affection et de leurs craintes.
Enfin Jean et Mme de Rosbourg crurent entendre une voix étouffée appeler au secours. Ils s’arrêtèrent, écoutèrent.... Ils ne s’étaient pas trompés.
C’était Sophie qui appelait:
«Au secours! au secours! Mes amis, sauvez-moi!
– Sophie, Sophie, où es-tu? cria Jean épouvanté.
– Près de toi, dans l’arbre, répondit Sophie.
– Mais où donc? mon Dieu! où donc? Je ne vois pas.»
Et Jean, effrayé, désolé, cherchait, regardait de tous côtés, sur les arbres, par terre: il ne voyait pas Sophie.
Tout le monde était accouru près de Jean, à l’appel de Mme de Rosbourg. Tous cherchaient sans trouver.
«Sophie, chère Sophie, cria Camille, où es-tu? sur quel arbre? Nous ne te voyons pas.
Je suis tombée dans l’arbre, qui était creux[72]; j’étouffe; je vais mourir si vous ne me tirez pas de là.
– Comment faire? s’écriait-on. Si on allait chercher des cordes?»
Jean réfléchit une minute, se débarrassa de sa veste et s’élança sur l’arbre, dont les branches très basses permettaient de grimper dessus.
«Que fais-tu? cria Léon: tu vas être englouti avec elle.
– Imprudent! s’écria M. de Rugès. Descends, tu vas te tuer.»
Mais Jean grimpait avec une agilité qui lui fit promptement atteindre le haut du tronc pourri[73]. Jacques s’était élancé après Jean et arriva près de lui avant que son père et sa mère eussent eu le temps de l’en empêcher[74]. Il tenait la veste de Jean et défit promptement la sienne. Jean, qui avait jeté les yeux dans le creux de l’arbre, avait vu Sophie tombée au fond et s’était écrié:
«Une corde! une corde! vite une corde!»
Léon, Camille et Madeleine s’élancèrent dans la direction du moulin pour en avoir une. Mais Jacques passa les deux vestes à Jean, qui noua vivement la manche de la sienne à la manche de celle de Jacques, et jetant sa veste dans le trou pendant qu’il tenait celle de Jacques:
«Prends ma veste, Sophie; tiens-la ferme à deux mains. Aide-toi des pieds pour remonter pendant que je vais tirer.»
Jean, aidé du pauvre petit Jacques, tira de toutes ses forces. M. de Rugès les avait rejoints et les aida à retirer la malheureuse Sophie, dont la tête pâle et défaite apparut enfin au-dessus du trou. Au même instant, les vestes commencèrent à se déchirer. Sophie poussa un cri perçant. Jean la saisit par une main, M. de Rugès par l’autre, et ils la retirèrent tout à fait de cet arbre qui avait être son tombeau; Jacques dégringola lestement jusqu’en bas; M. de Rugès descendit avec plus de lenteur, tenant dans ses bras Sophie à demi évanouie[75], et suivi de Jean. Mme de Fleurville et toutes ces dames s’empressèrent autour d’elle; Marguerite se jeta en sanglotant dans ses bras. Sophie l’embrassa tendrement. Dès qu’elle put parler, elle remercia Jean et Jacques bien affectueusement de l’avoir sauvée. Lorsque Camille, Madeleine et Léon revinrent, traînant après eux vingt mètres de corde, Sophie était remise; elle put se lever et marcher à la rencontre de ses amis; elle sourit à la vue de cette corde immense.
«Merci, mes chers amis, dit-elle. Mais vous me croyiez donc au fond d’un puits comme Ourson, pour avoir apporté une corde de cette longueur?
Nous ne savions pas bien au juste où tu étais, et nous avons pris à tout hasard[76] la corde la plus longue.
Oui, car Leon a dit: «Une corde trop longue ne peut pas faire de mal, et une corde trop courte pourrait être cause de la mort de Sophie».
Pauvre Sophie, cette forêt nous est fatale.
Voilà Sophie bien remise de sa frayeur, et nous voilà tous rassurés sur compte; je demande maintenant qu’elle nous explique comment cet accident est arrivé.
C’est vrai, on était convenu de ne pas grimper aux arbres.
Je voulais… me cacher mieux que les autres. Je m’étais mise derrière ce gros chêne, pensant que je tournerais autour et qu’on ne me trouverait pas.
Ah! par exemple! j’ai pris Madeleine, et puis Léon, qui avaient voulu aussi tourner autour d’un gros arbre.
C’est précisément parce que je vous voyais de loin prendre Madeleine et Léon, que j’ai pensé à trouver une meilleure cachette. Les branches de l’arbre étaient très basses; j’ai grimpé de branche en branche.
C’est-à-dire que tu as triché.
Et que le bon Dieu t’a punie.
Hélas oui! le bon Dieu m’a punie. De branche en branche j’étais arrivée à un endroit où le tronc de l’arbre se séparait en plusieurs grosses branches; il y avait au milieu un creux couvert de feuilles sèches; j’ai pensé que j’y serais très bien. Je suis montée dans je creux; au moment où j’y ai posé mes pieds, j’ai senti l’écorce et les feuilles sèches s’enfoncer sous moi[77], et, avant que j’aie pu m’accrocher aux branches, je me suis sentie descendre jusqu’au fond de l’arbre. J’ai crié, mais ma voix était étouffée par la frayeur, puis par la profondeur du trou où j’étais tombée.
Pauvre Sophie, quelle horreur, quelle angoisse tu as dû éprouver!
J’étais à moitié morte de peur[78]. Je croyais qu’on ne me trouverait jamais, car je sentais combien ma voix était sourde et affaiblie. Je pris courage pourtant quand j’entendis appeler de tous côtés; je redoublai d’efforts pour crier, mais j’entendais passer[79] près de l’arbre où j’étais tombée, et je sentais bien qu’on ne m’entendait pas. Enfin, notre cher et courageux Jean m’a entendue, et m’a sauvée avec l’aide de mon petit Jacques....
Et c’est lui qui a eu l’idée de nouer les deux vestes ensemble. – C’est un vrai petit lion, dit Madeleine en l’embrassant.
Plutôt un écureuil, en raison de son agilité à grimper aux arbres.
Chacun a son genre d’agilité: les uns grimpent aux arbres comme des écureuils au risque de se tuer; les autres courent comme des lapins de peur de se tuer.
Marguerite, Marguerite! Prends garde![80]
Mais, maman, Léon veut diminuer le mérite de Jacques, et lui-même pourtant trouvait dangereux d’aller au secours de la pauvre Sophie.
Il fallait bien que quelqu’un allât chercher des cordes.
Avec cela qu’elle a bien servi, ta corde!
Voyons, enfants, ne vous disputez pas; ne vous laissez pas aller, toi, Léon, à la jalousie, toi, Marguerite, à la colère, et remercions Dieu d’avoir tiré la pauvre Sophie du danger où elle s’était mise par sa faute. Rentrons à la maison; il est tard, et nous avons tous besoin de repos.»
Tout le monde se leva et l’on se dirigea vers la maison, tout en causant vivement des événements de la matinée.
О проекте
О подписке