Читать книгу «Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке» онлайн полностью📖 — Пьера Луиса — MyBook.

«Quelle chute! disait-il. Quelle misère! Avoir possédé l’Europe, avoir été Charles Quint, avoir doublé le champ d’action du monde en découvrant le monde nouveau, avoir eu l’empire sur lequel le soleil ne se couchait point; mieux encore: avoir, les premiers, vaincu votre Napoléon,—et expirer sous les bâtons d’une poignée de bandits mulâtres! Quel destin pour notre Espagne!»

Il n’aurait pas fallu lui dire que ces bandits-là fussent les frères de Washington et de Bolivar. Pour lui, c’étaient de honteux brigands qui ne méritaient même pas le garrot.

Il se calma.

– J’aime mon pays, reprit-il. J’aime ses montagnes et ses plaines. J’aime la langue et le costume et les sentiments de son peuple. Notre race a des qualités d’une essence supérieure. À elle seule, elle est une noblesse, à l’écart de l’Europe, ignorant tout ce qui n’est pas elle, et enfermée sur ses terres comme dans une muraille de parc. C’est pour cela, sans doute, qu’elle décline au profit des nations du Nord, selon la loi contemporaine qui pousse aujourd’hui de toutes parts le médiocre à l’assaut du meilleur… Vous savez qu’en Espagne on appelle hidalgos les descendants des familles pures de tout mélange avec le sang maure. On ne veut pas admettre que, pendant sept siècles, l’Islam ait pris racine sur la terre espagnole. Pour moi, j’ai toujours pensé qu’il y avait ingratitude à renier de tels ancêtres. Nous ne devons guère qu’aux Arabes les qualités exceptionnelles qui ont dessiné dans l’histoire la grande figure de notre passé. Ils nous ont légué leur mépris de l’argent, leur mépris du mensonge, leur mépris de la mort, leur inexprimable fierté. Nous tenons d’eux notre attitude si droite en face de tout ce qui est bas, et aussi je ne sais quelle paresse devant les travaux manuels. En vérité, nous sommes leurs fils, et ce n’est pas sans raison que nous continuons encore à danser leurs danses orientales au son de leurs «féroces romances.»

Le soleil montait dans un grand ciel libre et bleu. La mâture encore brune des vieux arbres du parc laissait voir par intervalles le vert des lauriers et des palmiers souples. De soudaines bouffées de chaleur enchantaient ce matin d’hiver d’un pays où l’hiver ne se repose point.

– Vous viendrez déjeuner chez moi, j’espère? dit don Mateo. Ma huerta est là, près de la route d’Empalme. Dans une demi-heure, nous y serons, et, si vous le permettez, je vous garderai jusqu’au soir afin de vous montrer mes haras où j’ai quelques nouvelles bêtes.

– Je serai très indiscret, s’excusa André. J’accepte le déjeuner, mais non l’excursion. Ce soir, j’ai un rendez-vous que je ne puis manquer, croyez-moi.

– Une femme? Ne craignez rien, je ne vous poserai pas de questions. Soyez libre. Je vous sais même gré de passer avec moi le temps qui vous sépare de l’heure fixée. Quand j’avais votre âge, je ne pouvais voir personne pendant mes journées mystérieuses. Je me faisais servir mes repas dans ma chambre, et la femme que j’attendais était le premier être à qui j’eusse parlé depuis l’instant de mon réveil.

Il se tut un instant, puis sur un ton de conseil:

– Ah! monsieur! dit-il, prenez garde aux femmes! Je ne vous dirai pas de les fuir, car j’ai usé ma vie avec elles, et si ma vie était à refaire, les heures que j’ai passées ainsi sont parmi celles que je voudrais revivre. Mais gardez-vous, gardez-vous d’elles!

Et comme s’il avait trouvé une expression à sa pensée, don Mateo ajouta plus lentement:

– Il est deux sortes de femmes qu’il ne faut connaître à aucun prix: d’abord celles qui ne vous aiment pas, et ensuite, celles qui vous aiment.—Entre ces deux extrémités, il y a des milliers de femmes charmantes, mais nous ne savons pas les apprécier.

Le déjeuner eût été assez terne si l’animation de don Mateo n’eût remplacé, par un long monologue, l’entretien qui fit défaut; car André, préoccupé de ses pensées personnelles, n’écouta qu’à demi ce qui lui fut conté. À mesure que l’instant du rendez-vous approchait, le battement de cœur qu’il avait senti naître la veille reprenait avec une insistance toujours plus pressante. C’était un appel assourdissant en lui-même, un impératif absolu qui chassait de son esprit tout ce qui n’était pas la femme espérée. Il aurait tout donné pour que la grande aiguille de la pendule Empire où il tenait ses yeux fixés fût avancée de cinquante minutes.—Mais l’heure qu’on regarde devient immobile, et le temps ne s’écoulait pas plus qu’une mare éternellement stagnante.

À la fin, contraint de demeurer et cependant incapable de se taire plus longtemps, il fit preuve d’une jeunesse peut-être un peu récente en tenant à son hôte ce discours imprévu:

– Don Mateo, vous avez toujours été pour moi un homme d’excellent conseil. Voulez-vous me permettre de vous confier un secret et de vous demander un avis?

– Tout à votre disposition, dit à l’espagnole Mateo en se levant de table pour passer au fumoir.

– Eh bien… voici… c’est une question… balbutia André. Vraiment à tout autre qu’à vous je ne la poserais pas… Connaissez-vous une Sévillane qui s’appelle doña Concepcion Garcia?

Mateo bondit:

– Concepcion Garcia! Concepcion Garcia! Mais laquelle? Expliquez-vous! il y a vingt mille Concepcion Garcia en Espagne! C’est un nom aussi commun que chez vous Jeanne Duval ou Marie Lambert. Pour l’amour de Dieu, dites-moi son nom de jeune fille. Est-ce P… Perez, dites-moi? Est-ce Perez? Concha Perez? Mais parlez donc!

André, complètement bouleversé par cette émotion soudaine, eut un instant le pressentiment qu’il valait mieux ne pas dire la vérité; mais il parla plus vite qu’il ne l’eût voulu, et, vivement, répondit:

– Oui.

Alors Mateo, précisant chaque détail comme on torture une plaie, continua:

– Concepcion Perez de Garcia, 22, plaza del Triunfo, dix-huit ans, des cheveux presque noirs et une bouche… une bouche…

– Oui, dit André.

– Ah! vous avez bien fait de me parler d’elle. Vous avez bien fait, monsieur. Si je peux vous arrêter à la porte de celle-là, ce sera une bonne action de ma part, et un rare bonheur pour vous.

– Mais qui est-elle?

– Comment? Vous ne la connaissez pas?

– Je l’ai rencontrée hier pour la première fois; je ne l’ai même pas entendue parler.

– Alors, il est encore temps!

– C’est une fille?

– Non, non. Elle est même, en somme, honnête femme. Elle n’a pas eu plus de quatre ou cinq amants. À l’époque où nous vivons, c’est une chasteté.

– Et…

– En outre, croyez bien qu’elle est remarquablement intelligente. Remarquablement. À la fois par son esprit, qui est des plus fins, et par sa connaissance de la vie, je la juge supérieure. Je ne lui ferai grâce d’aucun éloge. Elle danse avec une éloquence qui est irrésistible. Elle parle comme elle danse et elle chante comme elle parle. Qu’elle ait un joli visage, je suppose que vous n’en doutez pas; et si vous voyiez ce qu’elle cache, vous diriez que même sa bouche… Mais il suffit. Ai-je tout dit?

André, agacé, ne répondit pas.

Don Mateo lui saisit les deux manches de son veston, et scandant par une secousse la moindre de ses paroles, il ajouta:

Et c’est la pire des femmes, monsieur, monsieur, entendez-vous? C’est la pire des femmes de la terre. Je n’ai plus qu’un espoir, qu’une consolation au cœur: c’est que, le jour de sa mort, Dieu ne lui pardonnera pas.

André se leva:

– Néanmoins, don Mateo, moi qui ne suis pas encore autorisé à parler de cette femme comme vous le faites, je n’ai aucun droit de ne pas me rendre au rendez-vous qu’elle m’a donné. Ai-je besoin de vous répéter que je vous ai fait une confidence et que je regrette d’interrompre les vôtres par un départ prématuré?

Et il lui tendit la main.

Mateo se plaça devant la porte:

– Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il n’y a qu’un instant, vous me disiez encore que j’étais un homme d’excellent conseil. Je n’accepte pas ce jugement. Je n’en ai pas besoin, pour vous parler ainsi. J’oublie aussi l’affection que j’ai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance…

– Mais alors?…

– Je vous parle d’homme à homme, comme le premier venu arrêterait un passant pour l’avertir d’un danger grave, et je vous crie: N’avancez plus, retournez sur vos pas, oubliez qui vous avez vu, qui vous a parlé, qui vous a écrit! Si vous connaissez la paix, les nuits calmes, la vie insouciante, tout ce que nous appelons le bonheur, n’approchez pas Concha Perez! Si vous ne voulez pas que le jour où nous sommes partage votre passé d’avec votre avenir en deux moitiés de joie et d’angoisse, n’approchez pas Concha Perez! Si vous n’avez pas encore éprouvé jusqu’à l’extrême la folie qu’elle peut engendrer et maintenir dans un cœur humain, n’approchez pas cette femme, fuyez-la comme la mort, laissez-moi vous sauver d’elle, ayez pitié de vous, enfin!

– Don Mateo, vous l’aimez donc?

L’Espagnol se passa la main sur le front et murmura:

Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il n’y a qu’un instant, vous me disiez encore que j’étais un homme d’excellent conseil. Je n’accepte pas ce jugement. Je n’en ai pas besoin, pour vous parler ainsi. J’oublie aussi l’affection que j’ai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance… Oh! non, tout est bien fini. Je ne l’aime ni ne la hais plus. La chose est passée. Tout s’efface…

– Ainsi, je ne vous blesserai pas personnellement si je m’abstiens de suivre vos avis? Je vous ferais volontiers un sacrifice de ce genre; mais je n’ai pas à m’en faire à moi-même… Quelle est votre réponse?

Mateo regarda André; puis, changeant tout à coup l’expression de ses traits il lui dit sur un ton de boutade:

– Monsieur, il ne faut jamais aller au premier rendez-vous que donne une femme.

– Et pourquoi?

– Parce qu’elle n’y vient pas.

André, à qui ce mot rappelait un souvenir particulier, ne put s’empêcher de sourire.

– C’est quelquefois vrai, dit-il.

– Très souvent. Et si, par hasard, elle vous attendait en ce moment, soyez sûr que votre absence ne ferait que déterminer son inclination pour vous.

André réfléchit, et sourit de nouveau.

– Cela veut dire?…

– …Que sans faire aucune personnalité, et quand la jeune femme à laquelle vous vous intéressez se nommerait Lola Vasquez ou Rosario Lucena, je vous conseille de reprendre le fauteuil où vous étiez tout à l’heure et de ne le plus quitter sans raison sérieuse. Nous allons fumer des cigares en buvant des sirops glacés. C’est un mélange qui n’est pas très connu dans les restaurants de Paris, mais qui se fait d’un bout à l’autre de l’Amérique espagnole. Vous me direz tout à l’heure si vous goûtez pleinement la fumée du havane mêlée au sucre frais.»

Un court silence suivit. Tous deux s’étaient assis de chaque côté d’une petite table qui portait des puros et des cendriers ronds.

– Et maintenant, de quoi parlerons-nous? interrogea don Mateo.

André fit un geste qui signifiait:

Vous le savez bien.

– Je commence donc», dit Mateo d’une voix plus basse; et la feinte gaieté qu’il avait découverte un moment s’éteignit sous un nuage durable.