Читать книгу «Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке» онлайн полностью📖 — Пьера Луиса — MyBook.

II. Où le lecteur apprend les diminutifs de «Concepcion», prénom espagnol

Cependant, la voiture avait tourné le coin de la rue et l’on n’entendait plus que faiblement le pas des chevaux sonner sur les dalles dans la direction de la Giralda.

André courut à sa poursuite, anxieux de ne pas laisser échapper cette seconde occasion qui pouvait être la dernière; il arriva juste au moment où les chevaux entraient au pas dans l’ombre d’une maison rose de la plaza del Triunfo.

Les grandes grilles noires s’ouvrirent et se refermèrent sur une rapide silhouette féminine.

Sans doute il eût été plus avisé de préparer ses voies, de prendre des renseignements, de demander le nom, la famille, la situation et le genre de vie avant de se lancer ainsi, tête basse, dans l’inconnu d’une intrigue, où, puisqu’il ne savait rien, il n’était le maître de rien. André, cependant, ne put se résoudre à quitter la place avant d’avoir fait un premier effort, et dès qu’il eut vérifié d’une main rapide la correction de sa coiffure et la hauteur de sa cravate, il sonna délibérément.

Un jeune maître d’hôtel se présenta derrière la grille, mais n’ouvrit pas.

– Que demande Votre Grâce?

– Faites passer ma carte à la señora.

– À quelle señora? continua le domestique d’une voix tranquille où le soupçon n’altérait pas trop le respect.

– À celle qui habite cette maison, je pense.

– Mais son nom?

André, impatienté, ne répondit pas. Le domestique reprit:

– Que Votre Grâce me fasse la faveur de me dire auprès de quelle señora je dois l’introduire.

– Je vous répète que votre maîtresse m’attend.

Le maître d’hôtel, s’inclinant, releva légèrement les mains en signe d’impossibilité; puis il se retira sans ouvrir et sans même avoir pris la carte.

Alors André, que la colère rendit tout à fait discourtois, sonna une seconde et une troisième fois comme à la porte d’un fournisseur. «Une femme si prompte à répondre à une déclaration de ce genre, se dit-il, ne doit pas s’étonner de l’insistance qu’on met à pénétrer chez elle; elle était seule aux Delicias, elle doit vivre seule ici, et le bruit que je fais n’est entendu que par elle.»

Il ne songea pas que le carnaval espagnol autorise des libertés passagères qui ne sauraient se prolonger dans la vie normale avec les mêmes chances d’accueil.

La porte resta close et la maison pleine de silence comme si elle eût été déserte.

Que faire? Il se promena quelque temps sur la place, devant les fenêtres et les miradores où il espérait toujours voir apparaître le visage attendu, et, peut-être même, un signe… Mais rien ne parut; il se résigna au retour.

Toutefois, avant de quitter une porte qui se fermait sur tant de mystères, il avisa non loin de là un marchand de cerrillas assis dans un coin d’ombre, et lui demanda:

– Qui habite cette maison?

– Je ne sais pas, répondit l’homme.

André lui mit dix réaux dans la main et ajouta:

– Dis-le-moi tout de même.

– Je ne devrais pas le dire. La señora se fournit chez moi, et si elle savait que je parle sur elle, demain ses mozos s’adresseraient ailleurs, chez le Fulano, par exemple, qui vend ses boîtes à moitié vides. Au moins je n’en dirai pas de mal, je ne médirai pas, cabeyro! Rien que son nom, puisque vous voulez le savoir. C’est la señora doña Concepcion Perez, femme de don Manuel Garcia.

– Son mari n’habite donc pas Séville?

– Son mari est en Bolibie.

– Où cela?

– En Bolibie, un pays d’Amérique.

Sans en entendre davantage, André jeta une nouvelle pièce sur les genoux du vendeur, et rentra dans la foule pour gagner son hôtel.

Il restait en somme indécis. Même en apprenant l’absence du mari, il n’avait pas trouvé que toutes les chances se penchassent de son côté. Ce marchand réservé, qui semblait en savoir plus qu’il n’en voulait dire, laissait croire à l’existence d’un autre amant déjà choisi, et l’attitude du domestique n’était pas faite pour démentir ce soupçon d’arrière-pensée… André songeait que quinze jours à peine s’étendaient devant lui avant la date fixée de son retour à Paris. Suffiraient-ils pour entrer en grâce auprès d’une jeune personne dont la vie sans doute était déjà prise?

Ainsi troublé par des incertitudes, il entrait dans le patio de son hôtel, quand le portier l’arrêta:

– Une lettre pour Votre Grâce.

L’enveloppe ne portait pas d’adresse.

– Vous êtes sûr que cette lettre est pour moi?

– On me la remet à l’instant pour don Andrès Stévenol.

André la décacheta sans retard.

Elle contenait ces simples lignes, écrites sur une carte bleue:

«Don Andrès Stévenol est prié de ne pas faire tant de bruit, de ne pas dire son nom et de ne plus demander le mien. S’il se promène demain, vers trois heures, sur la route d’Empalme, une voiture passera, qui s’arrêtera peut-être.»

– Comme la vie est facile! pensa André.

Et en montant l’escalier du premier étage, il avait déjà la vision des intimités prochaines; il cherchait les diminutifs tendres du plus charmant de tous les prénoms:

«Concepcion, Concha, Conchita, Chita[1]

III. Comment, et pour quelles raisons, André ne se rendit pas au rendez-vous de Concha Perez

Le lendemain matin, André Stévenol eut un réveil rayonnant. La lumière entrait largement par les quatre fenêtres du mirador; et toutes les rumeurs de la ville, pas de chevaux, cris de vendeurs, sonnettes de mules ou cloches de couvent, mêlaient sur la place blanche leur bruissement de vie.

Il ne se souvenait pas d’avoir eu depuis longtemps une matinée aussi heureuse. Il étira ses bras, qui se tendirent avec force. Puis il les serra contre sa poitrine, comme s’il voulait se donner l’illusion de l’étreinte attendue.

– Comme la vie est facile! répéta-t-il en souriant. Hier, à cette heure-ci, j’étais seul, sans but, sans pensée. Il a suffi d’une promenade, et ce matin me voici deux. Qui donc nous fait croire aux refus, aux dédains ou même à l’attente? Nous demandons et les femmes se donnent. Pourquoi en serait-il autrement?

Il se leva, mit un punghee, chaussa des mules et sonna pour qu’on fît préparer son bain. En attendant, le front collé aux vitres, il regarda la place pleine de jour.

Les maisons étaient peintes de ces couleurs légères que Séville répand sur ses murs et qui ressemblent à des robes de femme. Il y en avait de couleur crème avec des corniches toutes blanches; d’autres qui étaient roses, mais d’un rose si fragile! d’autres vert d’eau ou orangées, et d’autres violet pâle.—Nulle part les yeux n’étaient choqués par l’affreux brun des rues de Cadiz ou de Madrid; nulle part, ils n’étaient éblouis par le blanc trop cru de Jérez.

Sur la place même, des orangers étaient chargés de nuits, des fontaines coulaient, des jeunes filles riaient en tenant des deux mains les bords de leur châle comme les femmes arabes ferment leur haïk. Et de toutes parts, des coins de la place, du milieu de la chaussée, du fond des ruelles étroites, les sonnettes des mules tintaient.

André n’imaginait pas qu’on pût vivre ailleurs qu’à Séville.

Après avoir achevé sa toilette et bu lentement une petite tasse d’épais chocolat espagnol, il sortit au hasard.

Le hasard, qui fut singulier, lui fit suivre le plus court chemin, des marches de son hôtel à la plaza del Triunfo; mais, arrivé là, André se souvint des précautions qu’on lui conseillait, et soit qu’il craignît de mécontenter sa «maîtresse» en passant trop directement devant sa porte, soit au contraire qu’il ne voulût point paraître à ce point tourmenté du désir de la voir plus tôt, il suivit le trottoir opposé sans même tourner la tête à gauche.

De là, il se rendit à Las Delicias.

La bataille de la veille avait jonché la terre de papiers et de coquilles d’œufs qui donnaient au parc splendide une vague apparence d’arrière-cuisine. À de certains endroits, le sol avait disparu sous des dunes croulantes et bariolées. D’ailleurs, le lieu était désert, car le carême recommençait.

Pourtant, par une allée qui venait de la campagne, André vit venir à lui un passant qu’il reconnut.

– Bonjour, don Mateo, dit-il en lui tendant la main. Je n’espérais pas vous rencontrer sitôt.

– Que faire, monsieur, quand on est seul, inutile, et désœuvré? Je me promène le matin, je me promène le soir. Le jour, je lis ou je vais jouer. C’est l’existence que je me suis faite. Elle est sombre.

– Mais vous avez des nuits qui consolent des jours, si j’en crois les murmures de la ville.

– Si on le dit encore, on se trompe. D’aujourd’hui au jour de sa mort, on ne verra plus une femme chez don Mateo Diaz. Mais ne parlons plus de moi. Pour combien de temps êtes-vous encore ici?

Don Mateo Diaz était un Espagnol d’une quarantaine d’années, à qui André avait été recommandé pendant son premier séjour en Espagne. Son geste et sa phrase étaient naturellement déclamatoires. Comme beaucoup de ses compatriotes, il accordait une importance extrême aux observations qui n’en comportaient point; mais cela n’impliquait de sa part ni vanité, ni sottise. L’emphase espagnole se porte comme la cape, avec de grands plis élégants. Homme instruit, que sa trop grande fortune avait seule empêché de mener une existence active, don Mateo était surtout connu par l’histoire de sa chambre à coucher, qui passait pour hospitalière. Aussi André fut-il étonné d’apprendre qu’il avait renoncé si tôt aux pompes de tous les démons; mais le jeune homme s’abstint de poursuivre ses questions.

Ils se promenèrent quelque temps au bord du fleuve, que don Mateo, en propriétaire riverain, et aussi en patriote, ne se lassait pas d’admirer.

– Vous connaissez, disait-il, cette plaisanterie d’un ambassadeur étranger qui préférait le Manzanarès à toutes les autres rivières, parce qu’il était navigable en voiture et à cheval. Voyez le Guadalquivir, père des plaines et des cités! J’ai beaucoup voyagé, depuis vingt ans, j’ai vu le Gange et le Nil et l’Atrato, des fleuves plus larges sous une plus vive lumière: je n’ai vu qu’ici cette majestueuse beauté du courant et des eaux. La couleur en est incomparable. N’est-ce pas de l’or qui s’effile aux arches du pont? Le flot se gonfle comme une femme enceinte, et l’eau est pleine, pleine de terre. C’est la richesse de l’Andalousie que les deux quais de Séville conduisent vers les plaines.

Puis ils parlèrent politique. Don Mateo était royaliste et s’indignait des efforts persistants de l’opposition, au moment où toutes les forces du pays eussent dû se concentrer autour de la faible et courageuse reine pour l’aider à sauver le suprême héritage d’une impérissable histoire.

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