Marcher dans les rues de Paris donnait l’impression d’être dans un rêve, mais pas dans le sens d’une attente ou d’un désir comblé. Reid arriva à l’intersection entre la Rue de Berri et l’Avenue des Champs-Élysées, toujours très touristique malgré le temps frais. On apercevait l’Arc de Triomphe plus loin, au nord-ouest, épicentre de la Place Charles de Gaulle, mais sa grandeur se perdait pour Reid. Une nouvelle vision était en train de traverser son esprit.
Je suis déjà venu ici. Je me suis tenu pile à cet endroit et j’ai levé les yeux vers ce panneau de signalisation. Je portais un jean et un blouson de motard noir, les couleurs du paysage étaient altérées par mes verres solaires polarisés…
Il tourna à droite. Il n’était pas sûr de ce qu’il allait trouver ainsi, mais il avait l’intime conviction qu’il le saurait en le voyant. C’était une sensation incroyablement bizarre de me pas savoir où il allait jusqu’à ce qu’il y soit.
C’était comme si chaque nouvelle vision apportait des vignettes de souvenirs vagues, chacune étant déconnectée de la suivante, tout en étant pourtant congruentes. Il savait que le café du coin servait le meilleur pastis qu’il ait jamais goûté. La douce odeur des palmiers provenant de la pâtisserie de l’autre côté de la rue lui donnait l’eau à la bouche. Il n’avait jamais goûté aux palmiers auparavant, si ?
Même les sons l’ébranlaient. Les passants discutaient innocemment entre eux en se promenant sur le boulevard, jetant par moment des coups d’œil à son visage meurtri et bandé.
“Je n’aimerais pas tomber sur l’autre gars,” murmura un jeune français à sa petite amie. Ils se mirent à rire tous les deux.
OK, pas de panique, pensa Reid. Apparemment, tu connais l’arabe et le français. La seule autre langue que parlait le Professeur Lawson, c’était l’allemand, même s’il avait aussi quelques notions d’espagnol.
Il y avait également autre chose, quelque chose de difficile à définir. Cachée sous ses nerfs agités et son envie de fuir, de rentrer chez lui et de se cacher quelque part, se trouvait une réserve froide comme l’acier. C’était comme si la main puissante d’un frère ainé était posée sur son épaule et qu’une voix au fond de sa tête lui disait, Du calme. Tu connais tout ça.
Tandis que cette voix lointaine lui murmurait doucement à l’esprit, sa principale pensée était pour ses filles et leur sécurité. Où étaient-elles ? Qu’est-ce qu’elles étaient en train de penser ? Est-ce qu’elles croyaient maintenant avoir perdu leurs deux parents ?
Il n’avait jamais cessé de penser à elle. Alors même qu’il était tabassé dans la sordide cellule du sous-sol, même quand ses visions flash s’insinuaient dans son esprit, il avait pensé aux filles, et en particulier à cette dernière question. Qu’est-ce qui allait leur arriver s’il mourrait dans ce sous-sol ? Ou s’il mourrait à cause des choses très imprudentes qu’il était sur le point de faire ?
Mais, il devait savoir. Il devait y aller quoi qu’il en coûte.
Toutefois, il lui fallait d’abord acheter une veste, et pas seulement pour couvrir sa chemise maculée de sang. Les températures approchaient des quinze degrés en ce mois de février, mais il faisait encore trop frais pour ne porter qu’une chemise. Le boulevard agissait comme un tunnel venteux et la brise était vive. Il entra dans la première boutique de vêtements et choisit le premier blouson qui lui tapa dans l’œil, un bomber en cuir marron foncé avec une doublure polaire. Bizarre, se dit-il. Il n’aurait jamais choisi une telle veste auparavant, avec son amour pour le tweed et le tissu écossais, mais il était attiré par celle-ci.
Le bomber coûtait deux-cent-quarante euros. Peu importe, il avait plein d’argent. Il choisit également une nouvelle chemise, un tee-shirt gris ardoise, un jean et des bottines marron de bonne qualité. Il amena ses emplettes au comptoir et paya cash.
Il y avait une empreinte de sang laissée par un pouce sur l’un des billets. Le vendeur aux lèvres fines fit semblant de ne pas le voir. Un flash stroboscopique passa dans son esprit…
“Un mec entre dans une station-service, couvert de sang. Il paie son carburant et tourne les talons pour s’en aller. Le caissier, perplexe, le rappelle, ‘Hé, mec, tout va bien ?’ Le gars sourit. ‘Oh… ouais, je vais bien. Ce n’est pas mon sang.’”
Je n’avais jamais entendu cette blague avant.
“Est-ce que je peux utiliser la cabine d’essayage ?” demanda Reid en français.
Le vendeur pointa du doigt l’arrière du magasin. Il n’avait pas prononcé un seul mot de toute la transaction.
Avant de se changer, Reid s’examina pour la première fois dans un miroir propre. Bon sang, il avait une sale gueule. Son œil droit était fortement gonflé et du sang tachait les bandages. Il fallait qu’il trouve une pharmacie pour acheter un kit de premier secours digne de ce nom. Il fit glisser son jean, crasseux et légèrement ensanglanté au niveau de sa cuisse blessée, en grimaçant de douleur. Quelque chose le surprit en tombant au sol. C’était le Beretta. Il avait presque oublié qu’il l’avait.
Le pistolet était plus lourd qu’il ne l’aurait imaginé. Neuf-cent-quarante-cinq grammes, non chargé, savait-il. Le tenir en main était comme embrasser une ancienne maîtresse, familier et étranger à la fois. Il le posa pour finir de se changer, fourra ses anciens vêtements dans le sac de shopping, et remit le pistolet dans la ceinture de son nouveau jean, au creux de son dos.
Une fois de retour sur le boulevard, Reid garda la tête basse et marcha d’un pas rapide, ne quittant pas des yeux le trottoir. Il n’avait pas besoin que d’autres visions viennent le distraire pour le moment. Il jeta le sac contenant ses anciens vêtements dans une poubelle à l’angle d’une rue, sans même cesser de marcher.
“Oh ! Excusez-moi,” dit-il alors que son épaule venait de heurter violemment une passante vêtue d’un tailleur. Elle le fusilla du regard. “C’est ça, désolé.” Elle soupira dans un souffle avant de s’éloigner. Il fourra ses mains dans les poches de son blouson, ainsi que le téléphone mobile qu’il venait de dérober dans le sac de la femme.
C’était facile. Trop facile.
Deux croisements plus loin, il s’arrêta sous l’auvent d’un grand magasin et sortit le téléphone de sa poche. Il poussa un soupir de soulagement : il avait choisi la femme d’affaires pour une raison précise, et son instinct s’avérait payant. Skype était installé sur son téléphone et son compte était associé à un numéro américain.
Il ouvrit le navigateur internet du téléphone, chercha le numéro du Pap’s Deli dans le Bronx, et lança l’appel.
Une jeune voix masculine ne tarda pas à répondre. “Pap’s, que puis-je faire pour vous ?”
“Ronnie ?” L’un de ses étudiants de l’année passée travaillait à mi-temps chez le traiteur préféré de Reid. “C’est le Professeur Lawson.”
“Salut, Professeur !” répondit le jeune homme avec entrain. “Comment allez-vous ? Vous voulez passer commande à emporter ?”
“Non. Enfin, oui… on peut dire ça. Écoutez, j’ai vraiment besoin que vous me rendiez un gros service, Ronnie.” Pap’s Deli n’était qu’à six pâtés de maisons de chez lui. Quand il faisait beau, il n’hésitait pas à s’y rendre à pied pour aller chercher des sandwiches. “Vous avez Skype sur votre téléphone ?”
“Ouais ?” dit Ronnie d’une voix étonnée.
“Bien. Voici ce que j’aimerais que vous fassiez. Écrivez ce numéro…” Il demanda à son ancien étudiant de faire un saut chez lui en vitesse, de voir qui était là, si toutefois il y avait quelqu’un, puis de rappeler le numéro américain sur le téléphone.
“Professeur, est-ce que vous avez des ennuis ?”
“Non, Ronnie, je vais bien,” mentit-il. “J’ai perdu mon téléphone et une gentille dame me laisse utiliser le sien pour faire savoir à mes filles que je vais bien. Mais je n’ai que quelques minutes. Donc si vous pouviez, s’il vous plait…”
“C’est bon, Professeur. C’est un plaisir. Je vous rappelle très vite.” Ronnie raccrocha.
En attendant, Reid fit les cent pas sous l’auvent du magasin, regardant le téléphone sans cesse pour ne pas manquer l’appel. Quand le téléphone sonna, il eut l’impression d’avoir attendu une heure, alors que seulement six minutes s’étaient écoulées.
“Allô ?” Il répondit à l’appel Skype dès la première sonnerie. “Ronnie ?”
“Reid, c’est toi ?” prononça une voix féminine agitée.
“Linda !” dit Reid dans un souffle. “Je suis content que tu sois là. Écoute, j’ai besoin de savoir…”
“Reid, qu’est-ce qui s’est passé ? Où es-tu ?” demanda-t-elle.
“Les filles, elles sont à…”
“Qu’est-ce qui s’est passé ?” insista Linda. “Les filles se sont levées ce matin, paniquées parce que tu étais parti, donc elles m’ont appelée et je suis venue immédiatement…”
“Linda, s’il te plait,” tenta-t-il de l’interrompre, “Où sont-elles ?”
Elle parlait sans l’écouter, clairement affolée. Linda avait beaucoup de qualités, mais gérer une situation de crise n’en faisait pas partie. “Maya a dit que tu partais parfois te promener le matin, mais que les deux portes étaient ouvertes à l’avant et à l’arrière de la maison. Du coup, elle voulait appeler la police et elle a dit que tu ne pars jamais en laissant ton téléphone à la maison. Et maintenant, voici cet employé du traiteur qui me tend ce téléphone…”
“Linda !” cria Reid brusquement. Deux hommes d’un certain âge qui passaient par là se retournèrent d’étonnement. “Où sont les filles ?”
“Elles sont ici,” dit-elle, haletante. “Elles sont toutes les deux à la maison, avec moi.”
“Elles n’ont rien ?”
“Non, rien du tout. Reid, qu’est-ce qui se passe ?”
“As-tu appelé la police ?”
“Pas encore, non… À la télé, ils disent toujours qu’il faut attendre vingt-quatre heures avant de signaler une disparition… Est-ce que tu as des ennuis ? D’où est-ce que tu m’appelle ? C’est le compte Skype de qui ?”
“Je ne peux pas te le dire. Contente-toi de m’écouter. Demande aux filles de faire leur valise et amène-les à l’hôtel. Pas quelque chose de proche, sors de la ville. Peut-être à Jersey…”
“Reid, de quoi ?”
“Mon portefeuille est sur mon bureau, à l’étage. N’utilise pas directement la carte de crédit. Retire des sous avec n’importe quelle carte qu’il y a dedans et utilise cet argent pour payer le séjour. Ne donne pas de date de départ.”
“Reid ! Je ne ferai rien du tout tant que tu ne me diras pas… attends une seconde.” La voix de Linda devint étouffée et distante. “Oui, c’est lui. Il va bien, je crois. Attends, Maya !”
“Papa ? Papa, c’est toi ?” Une voix différente avait pris l’appareil. “Qu’est-ce qui s’est passé ? Où es-tu ?”
“Maya ! Je, euh, j’ai eu une urgence, à la toute dernière minute. Je ne voulais pas vous réveiller…”
“Tu te moques de moi ?” Sa voix était aiguë, agitée et inquiète en même temps. “Je ne suis pas stupide, Papa. Dis-moi la vérité.”
Il soupira. “Tu as raison. Je suis désolé. Je ne peux pas te dire où je suis, Maya. Et je ne dois pas rester au téléphone trop longtemps. Fais seulement ce que ta tante te demande, OK ? Tu vas quitter la maison pour un petit moment. Ne va pas à l’école. Ne va nulle part. Ne parle pas de moi que ce soit au téléphone ou sur l’ordinateur. Tu comprends ?”
“Non, je ne comprends pas ! Est-ce que tu as des ennuis ? Doit-on appeler la police ?”
“Non, ne fais pas ça”, dit-il. “Pas encore. Laisse-moi… juste du temps pour résoudre un truc.”
Elle garda le silence un long moment. Puis, elle finit par dire, “Jure-moi que tu vas bien.”
Il grimaça.
“Papa ?”
“Ouais,” dit-il un peu trop fort. “Je vais bien. S’il te plait, fait juste ce que je te demande et va avec ta Tante Linda. Je vous aime toutes les deux. Dis-le à Sara et fais-lui un câlin de ma part. Je vous contacte aussi vite que possible…”
“Attends, attends !” dit Maya. “Comment vas-tu nous contacter si tu ne sais pas où nous sommes ?”
Il prit le temps d’y réfléchir. Il ne pouvait pas demander à Ronnie de s’impliquer encore plus là-dedans. Il ne pouvait pas non plus appeler les filles directement. Et, enfin, il ne pouvait pas risquer de savoir où elles étaient, car cela pourrait se retourner contre lui…
“Je créerai un faux compte,” dit Maya, “sous un autre nom. Tu le sauras. Je le consulterai uniquement depuis les ordinateurs de l’hôtel. Si tu as besoin de nous contacter, envoie un message.”
Reid comprit immédiatement. Il se sentit soudain très fier : elle était si intelligente et bien plus cool face à la pression qu’il ne l’aurait cru.
“Papa ?”
“Ouais,” dit-il. “C’est parfait. Prend soin de ta sœur. Je dois y aller…”
“Je t’aime,” dit Maya.
Il mit un terme à l’appel. Puis, il renifla. Elle revenait de nouveau, cette folle envie de se précipiter chez lui pour les retrouver, les garder en sécurité, emporter tout ce qu’ils pourraient et tout quitter, partir quelque part…
Il ne pouvait pas faire ça. Peu importe ce dont il s’agissait, ceux qui en avaient après lui l’avaient déjà trouvé une fois. Il avait été extrêmement chanceux qu’ils ne s’en soient pas pris à ses filles. Peut-être ne connaissaient-ils pas leur existence. La prochaine fois, s’il y en avait une, il n’aurait probablement pas autant de chance.
Reid ouvrit le téléphone, en retira la carte SIM et la cassa en deux. Il laissa tomber les morceaux dans une grille d’égout. Reprenant sa marche dans la rue, il déposa la batterie dans une poubelle, et les deux parties du téléphone dans d’autres.
Il savait qu’il avançait en direction de la Rue de Stalingrad, même s’il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait une fois qu’il y serait. Son cerveau lui hurlait de changer de direction, d’ailler n’importe où ailleurs. Pourtant, le sang-froid dans son subconscient l’exhortait à continuer.
Ses ravisseurs lui avaient demandé ce qu’il savait de leurs “plans.” Les lieux à propos desquels ils l’avaient questionné (Zagreb, Madrid et Téhéran), il devait y avoir un lien entre eux et ils étaient clairement liés aussi aux hommes qui l’avaient enlevé. Quelles que soient ses visions (il refusait toujours de les reconnaître comme étant autre chose), elles étaient au courant de quelque chose qui s’était soit déjà passé, soit qui allait se produire. Mais cette connaissance, il ne la possédait pas. Plus il y réfléchissait et plus il sentait dans son esprit qu’il y avait urgence.
Non, c’était même plus fort que ça. Il lui semblait que c’était une obligation.
Ses ravisseurs lui avaient paru résolus à le tuer à petit feu pour obtenir des réponses. Et il avait la sensation que, s’il ne découvrait pas ce dont il s’agissait et ce qu’il était censé savoir, beaucoup de gens allaient mourir.
“Monsieur.” Les réflexions de Reid furent stoppées par une femme emmitouflée dans un manteau et une écharpe, lui touchant gentiment le bras. “Vous saignez,” dit-elle en anglais, montrant son propre sourcil.
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