Il hurla, alors que l’interrogateur était en train de trancher la peau de son orteil. Avec son pouce désormais à l’opposé de son angle normal, il fit glisser sa main pour la libérer de ses liens. Une fois cette boucle ouverte, l’autre céda aussi.
Il avait les mains libres, mais ne savait pas quoi en faire.
L’interrogateur leva les yeux et son front se plissa de confusion. “Qu’est-ce… ?”
Mais il ne put prononcer un mot de plus. La main droite de Reid avait surgi pour attraper le premier instrument à sa portée sur le plateau : un couteau chirurgical à manche noir. Alors que l’interrogateur tentait de se relever, Reid lui planta son couteau dans le cou, la lame lui tranchant la carotide.
L’homme porta ses deux mains à sa gorge. Le sang s’insinuait entre ses doigts alors qu’il s’écroulait au sol, les yeux écarquillés.
La grosse brute rugit de fureur en se jetant en avant. Il enroula ses mains massives autour de la gorge de Reid et serra fort. Reid essayait de trouver une solution, mais la peur le paralysait.
Ce dont il se souvint ensuite, c’est d’avoir levé de nouveau le couteau et de l’avoir enfoncé à l’intérieur du poignet de la brute. Il fit pivoter ses épaules en poussant, et tailla un boulevard dans toute la longueur de l’avant-bras de l’homme. La brute poussa un cri avant de s’effondrer au sol, serrant sa grave blessure.
L’homme grand et maigre observait la scène, incrédule. Tout comme avant, dans la rue face à la maison de Reid, il semblait hésiter à s’approcher de lui. Au lieu de ça, il se rua sur le plateau en plastique pour s’emparer d’une arme. Il attrapa une lame courbe pour l’enfoncer directement dans la poitrine de Reid.
Reid se jeta en arrière de tout son poids, emportant la chaise et évitant de justesse le couteau. Il tira en même temps sur ses pieds de toutes ses forces pour les écarter. Quand la chaise heurta le sol en béton, ses pieds cédèrent de l’assise, libérant les liens. Reid se releva en tremblant, les jambes fébriles.
Le grand homme appela à l’aide en arabe, puis se mit à fendre l’air avec son couteau dans de larges mouvements de part et d’autre pour maintenir Reid éloigné. Reid garda ses distances, regardant la lame osciller de façon hypnotique. L’homme balança son bras à droite, et Reid bondit, emprisonnant le bras et le couteau entre ses mains. Ce mouvement les poussa en avant et, alors que l’iranien basculait, Reid pivota et trancha net dans l’artère fémorale à l’arrière de sa cuisse. Il planta un pied et fit balancer le couteau dans l’autre sens, transperçant la jugulaire.
Il n’aurait su dire comment, mais il savait qu’il ne restait que quarante-sept secondes à vivre pour l’homme atteint.
On entendait des bruits de pas marteler un escalier non loin de là. Les doigts tremblants, Reid se précipita vers la porte ouverte et se plaqua contre un côté. La première chose qu’il vit à travers fut un pistolet, qu’il identifia immédiatement comme un Beretta 92 FS, puis un bras suivi d’un torse. Reid pivota, attrapa l’arme dans le creux de son coude et enfonça le couteau chirurgical sur le côté, entre deux côtes. La lame transperça le cœur de l’homme. Un cri d’agonie sortit de sa bouche, alors qu’il glissait sur le sol.
Ensuite, ce fut le silence complet.
Reid recula d’un pas. Il avait beaucoup de mal à respirer.
“Oh mon dieu,” souffla-t-il. “Oh mon dieu.”
Il venait juste de tuer, ou plutôt assassiner quatre hommes en l’espace de quelques secondes. Et le pire, c’est qu’il avait agi par pur réflexe, comme on se rappelle comment faire du vélo. Ou de se mettre soudain à parler en arabe. Ou encore de connaître le destin du cheikh.
Il était professeur. Il avait des souvenirs. Il avait des enfants. Une carrière. Mais son corps savait clairement comment se battre, même si lui n’en avait pas conscience. Il avait su comment se défaire de ses liens. Il avait su où porter un coup fatal.
“Qu’est-ce qui m’arrive ?” dit-il dans un soupir.
Il se cacha les yeux un instant, alors qu’une vague de nausée déferlait sur lui. Il avait du sang sur les mains, littéralement. Du sang sur sa chemise. Alors que l’adrénaline s’estompait un peu, les courbatures gagnèrent ses membres restés immobiles trop longtemps. Sa cheville le lançait encore pour avoir sauté de la passerelle. On lui avait poignardé la jambe. Il avait une blessure ouverte derrière l’oreille.
Il n’osait même pas penser de quoi son visage avait l’air.
Va-t’en, lui hurla son cerveau. D’autres pourraient venir.
“OK,” prononça Reid à haute voix, comme s’il répondait à quelqu’un d’autre dans la pièce. Il essaya de calmer au mieux sa respiration et balaya les alentours du regard. Ses yeux tombèrent sur certains détails comme le Beretta, un bloc rectangulaire dans la poche de l’interrogateur, ou encore une marque étrange dans le cou de la brute.
Il s’agenouilla près de ce dernier pour observer la cicatrice. Elle se trouvait près de la ligne de sa mâchoire, partiellement camouflée par sa barbe, pas plus grosse qu’une pièce de dix centimes. On aurait dit une sorte de brûlure, marquée au fer sur la peau, similaire à un hiéroglyphe ou à une lettre dans un alphabet différent. Mais il ne la reconnut pas. Reid l’examina pendant plusieurs secondes pour la fixer dans sa mémoire.
Puis il se mit à fouiller dans la poche de l’interrogateur mort et en sortit un vieux téléphone portable. Sûrement un mobile prépayé, lui indiqua son cerveau. Dans la poche arrière du grand homme, il trouva un bout de papier froissé, dont un coin était recouvert de sang. Griffonnée dans une écriture presque illisible, se trouvait une longue série de chiffres commençant par 963 : le code pays pour passer un appel international en Syrie.
Aucun des hommes n’avait de papiers d’identité sur lui, mais celui qui avait voulu lui tirer dessus possédait un portefeuille rempli de billets en euros dont le montant s’élevait facilement à quelques milliers. Reid s’en empara également, avant de finir par prendre le Beretta. Le poids du pistolet dans ses mains lui parut naturel. Calibre neuf millimètres. Chargeur 15 coups. Canon cent-vingt-cinq millimètres.
Ses mains expertes éjectèrent le chargeur dans un mouvement fluide, comme si quelqu’un d’autre les contrôlait. Treize coups. Il le remit en place et enclencha le cran de sûreté.
Puis, il s’éloigna de cet enfer.
Au-delà de la porte épaisse en acier, se trouvait un couloir sombre s’achevant par un escalier qui montait. En haut de celui-ci, on pouvait voir qu’il faisait jour. Reid grimpa les marches avec précaution, pistolet en avant, mais il n’entendit aucun bruit. L’air devenait plus frais au fur et à mesure de son ascension.
Il se retrouva dans une petite cuisine miteuse, la peinture s’écaillant sur les murs et les plats sales formant une haute pile dans l’évier. Les vitres étaient translucides, elles avaient été enduites de graisse. Dans l’angle, le radiateur était froid au toucher.
Reid visita le reste de la petite maison. Il n’y avait personne d’autre que les quatre hommes morts dans la cellule. La seule salle de bains était dans un état encore pire que la cuisine, mais Reid y dénicha un vieux kit de premiers secours. Il n’osa même pas se regarder dans le miroir, alors qu’il tentait de laver autant de sang que possible sur son visage et son cou. De la tête aux pieds, tout lui faisait mal, ou le brûlait. Le minuscule tube d’antiseptique était périmé depuis trois ans déjà, mais il l’utilisa quand même, grimaçant en collant les pansements sur ses plaies ouvertes.
Puis, il s’assit sur les toilettes et prit sa tête dans ses mains, s’accordant un court moment de répit pour se remettre de ses émotions. Tu pourrais partir, se dit-il. Tu as de l’argent. Va à l’aéroport. Non, tu n’as pas de passeport. Va à l’ambassade. Ou trouve un consulat. Mais…
Mais il venait juste de tuer quatre hommes, et son propre sang se trouvait partout dans la pièce. En outre, il y avait un autre problème encore plus évident.
“Je ne sais pas qui je suis,” dit-il à haute voix.
Ces flashs, ces visions qui assaillaient son esprit, venaient de sa propre perspective. De son point de vue. Mais il n’avait jamais, n’aurait jamais rien fait de tel. Suppression de mémoire, avait dit l’interrogateur. Est-ce que c’était possible au moins ? Il repensa à ses filles. Est-ce qu’elles allaient bien ? Avaient-elles peur ? Étaient-elles… ses ?
Cette idée l’angoissa au plus profond de son être. Et si, en quelque sorte, ce qu’il croyait être réel ne l’était pas du tout ?
Non, se dit-il catégoriquement. Elles étaient ses filles. Il avait assisté à leur naissance. Il les avait élevées. Aucune de ces visions bizarres et intrusives ne pourraient le contredire. Et il fallait qu’il trouve un moyen de les contacter, de s’assurer qu’elles allaient bien C’était sa première priorité. Il ne pouvait en aucun cas utiliser le téléphone prépayé pour contacter sa famille : il ne savait pas s’il était tracé ou si quelqu’un pourrait écouter la conversation.
Il se rappela tout à coup le bout de papier avec le numéro de téléphone dessus. Il se leva pour le sortir de sa poche. Le papier taché de sang lui sauta aux yeux. Il ne savait pas ce dont il retournait, ni pourquoi ils croyaient qu’il était quelqu’un d’autre que celui qu’il leur disait être, mais une lueur d’urgence affluait à la surface de son subconscient, lui disant qu’il était à présent totalement impliqué dans quelque chose de bien plus important que lui.
D’une main tremblante, il composa le numéro sur le téléphone prépayé.
Une voix masculine bourrue répondit à la deuxième sonnerie. “C’est fait ?” demanda-t-il en arabe.
“Oui,” répondit Reid. Il essayait du mieux possible de masquer sa voix et de simuler un accent.
“Vous avez l’information ?”
“Mmm.”
La voix garda le silence un long moment. Le cœur de Reid battait à tout rompre. Avaient-ils compris qu’il n’était pas l’interrogateur ?
“187 Rue de Stalingrad,” finit par dire l’homme. “Vingt heure.” Puis, il raccrocha.
Reid raccrocha à son tour et prit une profonde inspiration. Rue de Stalingrad ? pensa-t-il. En France ?
Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire. C’était comme si son esprit venait de briser un mur pour découvrir une toute autre pièce de l’autre côté. Il ne pouvait pas rentrer chez lui sans savoir ce qui était en train de lui arriver. Et quand bien même, combien de temps mettraient-ils pour les retrouver, les filles et lui ? Il n’avait qu’une seule piste. Il devait la suivre.
Il sortit de la petite maison et se retrouva dans une allée étroite qui s’ouvrait sur une voie du nom de Rue Marceau. Il sut immédiatement où il était : un faubourg de Paris, à quelques mètres de la Seine. Il eut presque envie de rie. Il aurait cru s’aventurer dans les rues d’une ville du Moyen Orient, dévastée par la guerre. Au lieu de ça, il s’avançait vers un boulevard bordé de boutiques et d’une rangée de maisons, avec des passants qui vaquaient paisiblement à leurs occupations, sous la fraîche brise de ce mois de février.
Il fourra le pistolet dans la ceinture de son jean et s’engagea sur le boulevard, se fondant dans la masse en essayant de ne pas attirer l’attention sur sa chemise tachée de sang, sur ses pansements, ni sur ses contusions voyantes. Il serra ses bras le long de son corps : il allait avoir besoin de nouveaux habits, d’une veste et de quelque chose de plus chaud qu’une simple chemise.
Il devait s’assurer que ses filles allaient bien.
Ensuite, il obtiendrait des réponses.
О проекте
О подписке