« Salut, Chloé. »
Il essayait d’avoir l’air naturel. Il essayait de faire comme si c’était tout à fait normal qu’elle le retrouve devant sa porte d’entrée. Peu importe qu’il ait passé les vingt-trois dernières années en prison pour avoir joué un rôle dans le meurtre de sa mère. Bien qu’elle ait elle-même récemment découvert qu’il était plus que probable qu’il soit innocent de ces accusations, à ses yeux, il serait toujours coupable.
Mais en même temps, elle avait également envie d’aller vers lui. Peut-être même de l’embrasser. Il était indéniable que le fait de le voir là, dehors et libre, faisait remonter toute une série d’émotions en elle.
Mais elle n’osa pas s’approcher d’un pas. Elle ne se fiait pas à lui et, pire encore, elle ne se faisait pas totalement confiance à elle-même.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » demanda-t-elle.
« Je voulais juste te rendre visite, » dit-il, en se levant.
Une centaine de questions lui vinrent en tête, mais la principale était de savoir comment il avait découvert où elle vivait. Mais elle savait qu’avec une connexion internet et un peu de détermination, n’importe qui pourrait trouver ce genre d’informations. Elle essaya de rester polie tout en gardant ses distances.
« Ça fait combien de temps que tu es sorti ? » demanda-t-elle.
« Une semaine et demie. Il m’a fallu beaucoup de courage pour venir te voir. »
Elle se rappela l’appel téléphonique qu’elle avait passé au directeur Johnson quand elle avait découvert une dernière preuve deux mois plus tôt – une preuve qui avait apparemment été plus que suffisante pour libérer son père. Et maintenant, il était là. Grâce à elle. Elle se demanda s’il savait ce qu’elle avait fait pour lui.
« Et c’est exactement la raison pour laquelle j’ai attendu avant de venir te voir, » dit-il. « Ce… ce silence entre nous. C’est gênant et injuste et… »
« Injuste ? Papa, tu étais en prison pendant presque toute ma vie… pour un crime dont je sais maintenant que tu n’étais pas coupable, mais pour lequel tu n’as eu aucun problème à endosser la responsabilité. Bien sûr, que ça va être gênant. Et vu la raison de ton incarcération et les dernières conversations qu’on a eues, j’espère que tu comprendras que je ne me jette pas dans tes bras. »
« Je comprends tout à fait. Mais… on a gâché tellement de temps. Peut-être que tu ne le comprends pas encore, vu que tu es si jeune. Mais ces années passées en prison, en sachant ce que j’avais perdu… du temps avec toi et Danielle… ma propre vie… »
« Tu as sacrifié tout ça pour Ruthanne Carwile, » lui cracha Chloé. « C’était ton choix. »
« C’est vrai. Et je l’ai regretté pendant près de vingt-cinq ans. »
« Qu’est-ce que tu veux ? » demanda-t-elle.
Elle s’avança dans sa direction, passa à côté de lui et se dirigea vers sa porte. Il lui fallut plus de courage qu’elle n’aurait pensé pour passer à côté de lui et se retrouver aussi près.
« J’espérais qu’on pourrait dîner ensemble. »
« Juste comme ça ? »
« Il faut bien commencer quelque part, Chloé. »
« Non, en fait, ce n’est pas du tout nécessaire. » Elle ouvrit la porte et se retourna vers lui. Elle le regarda dans les yeux pour la première fois. Elle avait l’estomac noué et elle faisait tout son possible pour ne pas pleurer devant lui. « Je veux que tu partes. Et s’il te plaît, ne reviens jamais. »
Il eut l’air sincèrement blessé par ses mots mais il ne la quitta pas des yeux. « Tu penses vraiment ce que tu dis ? »
Elle eut envie de lui dire oui, mais ce fut toute autre chose qui sortit de sa bouche : « Je ne sais pas. »
« N’hésite pas à me contacter si tu changes d’avis. J’ai une place dans… »
« Je ne veux pas le savoir, » l’interrompit-elle. « Si j’ai envie de te parler, je saurai comment te retrouver. »
Il lui adressa un léger sourire, mais il y avait toujours de la tristesse dans son regard. « Ah oui, c’est vrai. Tu travailles au FBI maintenant. »
Et c’est ce qui est arrivé entre toi et maman qui m’a poussé sur ce chemin, pensa-t-elle.
« Au revoir, papa, » dit-elle, et elle entra dans l’immeuble.
Quand la porte se referma derrière elle, elle évita de jeter un regard en arrière. Elle se dirigea vers l’ascenseur aussi vite que possible, en essayant de ne pas avoir l’air pressé. Quand les portes de l’ascenseur se refermèrent, Chloé porta ses mains à son visage et se mit à pleurer.
***
Elle regardait ce qu’elle avait dans son armoire, tout en envisageant d’appeler Moulton et de lui dire qu’elle ne pourrait finalement pas aller dîner. Elle ne lui en donnerait pas la véritable raison – que son père était sorti de prison après y avoir passé vingt-quatre ans et qu’elle l’avait retrouvé devant sa porte. Il comprendrait sûrement le choc que ça avait dû lui faire.
Mais elle décida qu’elle n’allait pas laisser son père lui gâcher sa vie. Son ombre avait plané depuis déjà bien trop longtemps sur son existence. Et même quelque chose d’aussi anodin que d’annuler un rencard serait lui donner trop de pouvoir sur elle.
Elle appela Moulton mais elle tomba sur sa messagerie vocale. Elle lui laissa un message pour lui proposer un endroit pour aller dîner. Après ça, elle prit une douche rapide et commença à s’habiller. Au moment où elle enfilait son pantalon, son téléphone se mit à sonner. Elle vit le nom de Moulton s’afficher à l’écran et elle pensa tout de suite au pire.
Il a changé d’avis. Il appelle pour annuler.
Elle en fut persuadée jusqu’au moment où elle décrocha. « Allô ? »
« Alors oui, un japonais, ça me paraît très bien, » dit Moulton. « Maintenant, tu t’en es déjà peut-être rendu compte vu le peu de suivi et le manque de détails, mais je ne fais pas ça très souvent. Alors je ne sais pas si je viens te chercher ou si on se retrouve là-bas… ? »
« Viens me chercher, si ça ne te dérange pas, » dit-elle, en repensant à l’état déplorable de sa voiture. « Il y a un endroit pas trop mal tout près d’ici. »
« OK, » dit-il. « On se voit tout à l’heure. »
…je ne fais pas ça très souvent. Bien que ce soit ses propres mots, Chloé avait tout de même du mal à le croire.
Elle termina de s’habiller, se coiffa et attendit qu’on vienne sonner à sa porte.
Ce sera peut-être encore ton père, se dit-elle. Mais pour dire vrai, ce n’était pas sa propre voix qu’elle entendait mais celle de Danielle, condescendante et sûre d’elle.
Je me demande si elle sait qu’il est sorti de prison, pensa Chloé. Mon dieu, elle va être furieuse de l’apprendre.
Mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage. Elle entendit frapper à sa porte. Durant un instant, elle eut la certitude qu’il s’agissait de son père. Elle resta immobile un moment, sans aucune envie d’aller ouvrir. Puis elle se rappela combien Moulton avait eu l’air aussi mal à l’aise qu’elle quand ils s’étaient vus au champ de tir et elle réalisa combien elle avait envie de le voir – surtout après la manière dont ces dernières heures s’étaient déroulées.
Elle ouvrit la porte avec un grand sourire. Moulton lui sourit en retour. C’était peut-être parce qu’ils se voyaient rarement en-dehors du boulot, mais Chloé trouva son sourire sexy à mort. Il s’était habillé de manière assez sobre – une chemise à boutons et un jean – mais il était incroyablement bel homme.
« Prête ? » dit-il.
« Absolument, » dit-elle.
Elle referma la porte derrière elle et ils s’avancèrent dans le couloir. Le silence s’installa à nouveau entre eux. Elle aurait aimé qu’ils en soient un peu plus loin dans leur relation. Elle ressentait le besoin de quelque chose d’aussi simple et innocent que lui prendre la main, par exemple…
Et ce simple besoin de contact humain lui montrait combien la venue de son père l’avait perturbée.
Et ça ne va que s’empirer, maintenant qu’il est sorti de prison, pensa-t-elle, au moment où elle entrait dans l’ascenseur avec Moulton.
Mais elle n’allait pas lui permettre de gâcher ce rencard.
Au moment où ils sortirent dans la chaleur du soir, elle décida de balayer l’image de son père de son esprit. Et bizarrement, ça fonctionna.
Pendant un temps.
Le restaurant japonais qu’elle avait choisi était du style hibachi grill, avec de grandes cuisinières ouvertes permettant au groupes de s’asseoir autour et d’observer les chefs à l’œuvre. Chloé et Moulton optèrent pour une table dans une zone plus tranquille et plus retirée du restaurant. Quand ils furent assis, elle fut ravie de se rendre compte qu’elle était tout à fait à l’aise de se retrouver dans un tel endroit avec lui. Mis à part l’attraction physique, elle avait apprécié Moulton dès le premier instant où elle l’avait rencontré. Il avait été la seule personne qui avait égayé cette journée au cours de laquelle on l’avait transférée de l’Équipe scientifique au Programme de crimes avec violence. Et maintenant il était là, à rendre à nouveau un autre moment désagréable de sa vie plus supportable.
Elle n’avait pas envie de gâcher cette soirée avec un tel sujet de conversation mais elle savait aussi que si elle le gardait pour elle, elle continuerait d’y penser toute la soirée.
« Alors, » dit Moulton, en tripotant les coins de son menu en l’ouvrant. « Ce n’était pas bizarre que je t’invite à dîner ? »
« Je suis sûre que ça dépend à qui tu poses la question, » répondit-elle. « Le directeur Johnson penserait sûrement que ce n’est pas une bonne idée. Mais pour être tout à fait honnête, » dit-elle, « j’espérais un peu que tu le fasses. »
« Ah, alors tu es plutôt traditionnelle ? Tu ne m’aurais pas demandé pour aller dîner ? Tu aurais attendu que je le fasse ? »
« Ce n’est pas tant le fait d’être traditionnelle que le fait d’avoir une certaine appréhension à la suite de ma dernière relation. Je devrais d’ailleurs t’en parler tout de suite. Jusqu’à il y a sept mois, j’étais fiancée. »
L’air surpris qui envahit son visage ne fut que momentané. Par bonheur, elle n’y vit aucun signe de peur ou d’embarras. Mais avant qu’il puisse ajouter quoi que ce soit, la serveuse vint leur demander ce qu’ils voulaient boire. Ils demandèrent tous les deux un Sapporo et commandèrent rapidement, pour ne pas laisser le fil de la conversation leur échapper.
« Est-ce que je peux te demander pourquoi ça n’a pas marché entre vous ? » demanda Moulton.
« C’est une longue histoire. La version courte, c’est qu’il m’oppressait et qu’il ne parvenait pas à se détacher de l’ombre de sa famille – et de sa mère, en particulier. Et quand j’ai soudain commencé ma carrière au FBI, il ne m’a pas beaucoup soutenue. Il n’était pas non plus très compréhensif avec mes propres histoires de famille… »
Elle savait qu’il devait sûrement avoir entendu parler de certaines choses de son passé. Quand elle avait fouillé sur le sujet vers la fin de sa formation, elle était sûre que des rumeurs avaient dû circuler à l’académie.
« Oui, j’ai entendu certaines choses à ce sujet… »
Il laissa le commentaire en suspens. Chloé comprit par là que si elle voulait lui en parler, il l’écouterait. Mais si elle préférait laisser le sujet de côté, il n’insisterait pas non plus. Et à ce moment-là, avec tout ce qu’elle avait sur le cœur, elle se dit que c’était maintenant ou jamais. Ça ne sert à rien d’attendre, pensa-t-elle.
« Bien que je préfère garder les détails pour plus tard, je pense qu’il faudrait que tu saches que j’ai vu mon père aujourd’hui. »
« Il est sorti de prison ? »
« Oui. Et je pense que c’est en partie grâce à ce que j’ai découvert ces derniers mois au sujet de la mort de ma mère. »
Il fallut un moment à Moulton pour savoir comment réagir. Il prit une gorgée de sa bière pour se laisser le temps de réfléchir. Quand il reposa son verre, il répondit de la meilleure manière possible.
« Et comment tu te sens ? »
« Bien, je pense. C’était juste très inattendu. »
« Chloé, on n’était pas obligé de sortir ce soir. J’aurais compris si tu avais annulé. »
« J’ai failli le faire. Mais je ne voulais pas lui laisser le moindre pouvoir sur une autre partie de ma vie. »
Il hocha la tête et le silence s’installa à nouveau entre eux. Ils en profitèrent pour étudier le menu. Leur silence fut interrompu par la même serveuse, qui revenait prendre leurs commandes. Quand elle fut partie, Moulton se pencha en avant et demanda : « Est-ce que tu veux en parler ou tu préfères qu’on ignore le sujet ? »
« Je préférerais l’ignorer pour l’instant. Je voulais juste que tu saches qu’il est possible que j’ai parfois la tête ailleurs ce soir. »
Il sourit et se leva lentement de sa chaise. « Je comprends mais laisse-moi essayer une chose, si ça ne te dérange pas. »
« Quoi… ? »
Il s’approcha d’elle, se pencha en avant et l’embrassa. Elle eut d’abord un mouvement de recul, ne sachant pas ce qu’il avait l’intention de faire. Mais quand elle comprit, elle le laissa faire. Non seulement ça, mais elle lui rendit son baiser. Ils s’embrassèrent doucement mais aussi avec un certain empressement, et elle sut qu’il pensait probablement à ce moment depuis aussi longtemps qu’elle.
Il arrêta de l’embrasser avant que ça ne commence à devenir gênant. Après tout, ils étaient assis dans un restaurant et entourés d’autres clients. Et Chloé n’avait jamais été du genre à aimer les démonstrations publiques d’affection.
« Loin de moi l’idée de m’en plaindre, » dit-elle, « mais que me vaut l’honneur ? »
« Deux choses. D’abord, le fait que j’ai réussi à prendre mon courage à deux mains… quelque chose dont je suis rarement capable avec une femme. Mais c’était aussi pour te donner autre chose à laquelle penser… en espérant qu’elle te fasse oublier le fait d’avoir vu ton père aujourd’hui. »
Elle avait la tête qui tournait légèrement et une vague de chaleur envahit son corps. Elle soupira et dit : « Oui, je pense que tu as réussi. »
« Tant mieux, » dit-il. « J’imagine qu’on peut aussi laisser tomber la question de savoir si on est sensé s’embrasser à la fin de notre rendez-vous… car c’est toujours un moment gênant. »
« Oh, après ça, on a plutôt intérêt, » dit-elle.
Sur ces mots, et comme Moulton l’avait espéré, la visite inattendue de son père lui sembla soudain un lointain souvenir.
***
Le dîner se déroula bien mieux qu’elle l’aurait espéré. Une fois qu’ils eurent laissé le sujet de son père de côté et qu’ils reprirent leur conversation après le baiser inattendu de Moulton, le reste de la soirée fut des plus agréables. Ils parlèrent du FBI, de musique, de films, de personnes qu’ils avaient connues lors de leur formation à l’académie, de leurs centres d’intérêt et de leurs hobbys. Tout lui sembla naturel et elle ne s’était vraiment pas attendu à ça.
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