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« Les deux », dit Emily. « J’étais sur le point de descendre, là maintenant. Ça m’est complètement sorti de l’esprit. »

Elle pouvait sentir tous les regards dans le bureau brûler dans son dos. La dernière chose dont elle avait besoin en ce moment était une dose d’humiliation publique, ce qu’Izelda prenait grand plaisir à infliger.

« Vous avez un calendrier ? » demanda froidement Izelda en croisant les bras.

« Oui. »

« Et savez-vous comment cela marche ? Comment écrire ? »

Derrière Emily, elle pouvait entendre les gens étouffer leurs rires. Son premier réflexe fut de faner comme une fleur. Se faire ridiculiser devant un public était son idée d’un cauchemar. Mais tout comme au restaurant la nuit dernière, une étrange clarté l’envahit. Izelda n’était pas une figure d’autorité qu’elle devait respecter et aux lubies de laquelle elle devait céder. Elle était juste une femme amère qui déversait sa colère sur tous ceux sur qui elle pouvait. Et ces collègues murmurant dans son dos ne comptaient pas.

Une soudaine vague de prise de conscience submergea Emily. Ben n’était pas la seule chose qu’elle n’aimait pas dans sa vie. Elle détestait son travail aussi. Ces gens, ce bureau, Izelda. Elle avait été coincée là pendant des années, tout comme elle avait été coincée avec Ben. Et elle n’allait plus le supporter.

« Izelda », dit Emily, s’adressant à sa supérieure par son prénom pour la première fois, « je vais devoir être honnête là. J’ai manqué la réunion, ça m’est sorti de la tête. Ce n’est pas la pire des choses au monde. »

Izelda lui lança un regard noir.

« Comment osez-vous ? », dit-elle d’un ton sec. « Je vous ferais travailler à votre bureau jusqu’à minuit durant le prochain mois jusqu’à ce que vous appreniez la valeur d’être prompte. »

Sur ces mots Izelda la frôla, bousculant l’épaule d’Emily, puis partit en trombe, l’affaire à l’évidence réglée à ses yeux.

Mais ce n’était pas réglé à ceux d’Emily.

Emily tendit le bras, agrippa l’épaule d’Izelda et l’arrêta.

Izelda se retourna et grimaça, repoussant la main d’Emily comme si elle avait été mordue par un serpent.

Mais Emily ne céda pas.

« Je n’ai pas fini », poursuivit Emily, conservant sa voix complètement calme. « La pire des choses dans ce monde, c’est cet endroit. C’est vous. C’est ce travail stupide, insignifiant, abrutissant. »

« Pardon ? » s’écria Izelda, dont le visage devenait rouge de colère.

« Vous m’avez entendue », répondit Emily. « En fait, je suis presque sûre que tout le monde m’a entendue. »

Emily jeta un regard par-dessus son épaule vers ses collègues, qui la dévisageaient, interloqués. Personne ne s’était attendu à ce que la réservée, docile Emily ne craque ainsi. Elle se remémora l’avertissement de Ben, qu’elle “faisait une scène” la nuit dernière. Et elle se tenait là, en faisant une autre. Seulement cette fois elle appréciait de le faire.

« Vous pouvez prendre votre boulot, Izelda », ajouta Emily, « et te le mettre où je pense. »

Elle put pratiquement entendre les exclamations derrière elle.

Elle dépassa Izelda en la bousculant, vers l’ascenseur, puis tourna les talons. Elle appuya sur le bouton du rez-de-chaussée pour, réalisa-t-elle, avec un soulagement absolu, ce qui serait la dernière fois de sa vie, puis observa la scène de ses collègues abasourdis qui la dévisageaient tandis que les portes de refermaient et les bloquaient dehors. Elle laissa échapper un long soupir, se sentant plus libre et plus légère que jamais.

*

Emily grimpa les escaliers en courant, vers son appartement, en prenant conscience que ce n’était pas vraiment le sien – cela ne l’avait jamais vraiment été. Elle avait toujours eu l’impression qu’elle vivait dans l’espace de Ben, qu’elle avait besoin de se faire aussi petite et discrète que possible. Elle batailla pour trouver ses clefs, reconnaissante qu’il soit au travail, et qu’elle n’aurait pas affaire à lui.

Elle rentra et le contempla avec un regard nouveau. Rien ici n’était à son goût. Tout semblait revêtir une nouvelle signification ; le canapé horrible à propos duquel elle et Ben s’étaient disputés pour l’acheter (une dispute qu’elle avait gagnée) ; la stupide table basse qu’elle voulait jeter, car un des pieds était plus court que les autres et qu’elle était en permanence bancale (mais à laquelle Ben était attaché pour des “raisons sentimentales”, donc elle était restée) ; la télévision démesurée qui avait coûté bien trop cher et prenait bien trop de place (mais Ben avait maintenu qu’il en avait besoin pour regarder le sport, car c’était la “seule chose” qui pouvait le garder sain d’esprit). Elle prit une paire de livres sur l’étagère, remarquant que ses romans romantiques avaient été relégués dans les ombres de l’étagère du bas (Ben craignait toujours que ses amis pensent qu’il était moins intellectuel s’ils voyaient des romans à l’eau de rose sur l’étagère – ses préférences allaient aux textes académiques et aux philosophes, bien qu’il ne semble jamais lire aucun d’entre eux.)

Elle parcourut du regard les photos sur le manteau de la cheminée pour voir s’il y avait quoi que ce soit qui vaille la peine d’être pris, quand cela la frappa de voir que chaque image dans laquelle elle apparaissait était avec la famille de Ben. Ils étaient à l’anniversaire de sa nièce, au mariage de sa sœur. Il n’y avait pas une seule photo d’elle avec sa mère, la seule personne de sa famille, encore moins de Ben passant du temps avec elles deux. Soudain, cela frappa Emily : elle avait était étrangère à sa propre vie. Elle avait suivi le chemin de quelqu’un d’autre pendant des années plutôt que de se forger le sien.

Elle traversa l’appartement comme une furie, et alla dans la salle de bain. Là se trouvaient les seules choses qui comptaient pour elle – ses produits de toilette et son maquillage. Mais même cela avait été un problème pour Ben. Il s’était constamment plaint à propos du nombre de produits qu’elle avait, se lamentant en disant qu’ils étaient une perte d’argent.

« C’est mon argent à gaspiller ! », cria Emily à son reflet dans le miroir tandis qu’elle jetait toutes ses possessions dans un sac fourre-tout.

Elle avait conscience qu’elle ressemblait à une folle, se précipitant à travers la salle de bain tout en jetant des flacons de shampoing à moitié vides dans son sac, mais elle ne s’en souciait pas. Sa vie avec Ben n’avait été rien de plus qu’un mensonge, et elle voulait sortir aussi vite que possible.

Elle courut ensuite dans la chambre et prit sa valise sous le lit. Elle la remplit rapidement de tous ses vêtements et chaussures. Une fois qu’elle eut achevé de récupérer ses affaires, elle traîna tout dans la rue. Ensuite, dans un dernier geste symbolique, elle retourna à l’appartement et posa sa clef sur la table basse “sentimentale” de Ben, puis partit, pour ne jamais revenir.

Ce ne fut que quand elle se tint au bord du trottoir que ce qu’elle avait fait percuta vraiment Emily. Elle s’était retrouvée sans travail et sans domicile dans l’espace de quelques heures. Redevenir célibataire avait été une chose, mais envoyer balader sa vie entière en était plutôt une autre.

De petites palpitations de panique commencèrent à la traverser. Ses mains tremblaient tandis qu’elle sortait son téléphone et composait le numéro d’Amy.

« Salut, quoi de neuf ? », dit Amy.

« J’ai fait quelque chose de dingue », répondit Emily.

« Vas-y… », la pressa Amy.

« J’ai quitté mon travail. »

Elle entendit Amy souffler à l’autre bout de la ligne.

« Oh Dieu merci », dit la voix de son amie. « Je pensais que tu allais me dire que tu t’étais remise avec Ben. »

« Non, non, plutôt le contraire. J’ai fait mes bagages et je suis partie. Je suis debout dans la rue comme une clocharde. »

Amy commença à rire. « J’ai la meilleure des images en tête là. »

« Ce n’est pas drôle ! » répondit Emily, plus paniquée que jamais. « Qu’est-ce que je suis censée faire maintenant ? J’ai quitté mon travail. Je ne pourrais pas obtenir un appartement sans travail ! »

« Tu dois admettre que c’est un peu amusant », répondit Amy en gloussant. « Tu n’as qu’à amener tout ça ici », ajouta-t-elle nonchalamment. « Tu sais que tu peux rester avec moi jusqu’à ce que tu trouves des réponses. »

Mais Emily ne le voulait pas. Elle avait essentiellement passé des années de sa vie à vivre dans l’espace d’un autre, avec l’impression d’être une locataire dans sa propre maison, comme si Ben lui faisait une faveur seulement en l’ayant près de lui. Elle ne voulait plus de cela. Elle avait besoin de se forger une nouvelle vie, de se tenir sur ses deux pieds.

« J’apprécie ton offre », dit Emily, « mais j’ai besoin de faire les choses de moi-même pendant un moment. »

« Je comprends », répondit Amy. « Alors quoi ? Quitter un peu la ville ? Te vider la tête ? »

Cela fit réfléchir Emily. Son père possédait une maison dans le Maine. Ils y étaient restés durant l’été quand elle était enfant, mais elle était restée vide depuis qu’il avait disparu vingt ans auparavant. Elle était vieille, pleine de caractère, et avait été magnifique à un moment donné, d’une certaine manière historique ; elle avait plus été comme un vaste gite duquel il ne savait pas quoi faire d’autres, hormis une maison.

Elle était à peine dans un état médiocre alors, et Emily savait qu’elle ne serait pas en bon état à présent, après vingt ans passés à l’abandon ; ce ne serait pas non plus pareil vide – ou maintenant qu’elle n’était plus une enfant. Sans mentionner que ce n’était pas vraiment l’été. On était en février !

Et pourtant l’idée de passer quelques jours simplement assise sous le porche, à contempler l’océan, dans un endroit qui était à elle (en quelque sorte), paraissait soudain très romantique. Sortir de New York pour le week-end serait une bonne manière de se vider la tête et essayer de déterminer ce que faire ensuite.

« Je dois y aller », dit Emily.

« Attends », répondit Emily. « Dis-moi où tu vas d’abord ! »

Emily prit une profonde inspiration.

« Je vais dans le Maine. »

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