Читать книгу «Le père Goriot / Отец Горио. Книга для чтения на французском языке» онлайн полностью📖 — Оноре де Бальзак — MyBook.
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– Dites impertinent, reprit-il. Allons, dites-le. Voulez-vous bien le dire? Tenez, je vais mettre le couvert avec vous. Ah! je suis gentil, n’est-ce pas?

 
Courtiser la brune et la blonde, Aimer, soupirer…
 

– Je viens de voir quelque chose de singulier.

 
… au hasard.
 

– Quoi? dit la veuve.

– Le père Goriot était à huit heures et demie rue Dauphine, chez l’orfèvre qui achète de vieux couverts et des galons. Il lui a vendu pour une bonne somme un ustensile de ménage, en vermeil, assez joliment tortillé pour un homme qui n’est pas de la manique.

– Bah! vraiment?

– Oui. Je revenais ici après avoir conduit un de mes amis qui s’expatrie par les Messageries royales; j’ai attendu le père Goriot pour voir: histoire de rire. Il a remonté dans ce quartier-ci, rue des Grès, où il est entré dans la maison d’un usurier connu, nommé Gobseck, un fier drôle, capable de faire des dominos avec les os de son père; un Juif, un Arabe, un Grec, un Bohémien, un homme qu’on serait bien embarrassé de dévaliser, il met ses écus la Banque.

– Qu’est-ce que fait donc ce père Goriot?

– Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’est un imbécile assez bête pour se ruiner à aimer les filles qui…

– Le voilà! dit Sylvie.

– Christophe, cria le père Goriot, monte avec moi.

Christophe suivit le père Goriot, et redescendit bientôt.

– Où vas-tu? dit madame Vauquer à son domestique.

– Faire une commission pour monsieur Goriot.

– Qu’est-ce que c’est que ça? dit Vautrin en arrachant des mains de Christophe une lettre sur laquelle il lut: «A madame la comtesse Anastasie de Restaud».

– Et tu vas? reprit-il en tendant la lettre à Christophe.

– Rue du Helder. J’ai ordre de ne remettre ceci qu’à madame la comtesse.

– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans? dit Vautrin en mettant la lettre au jour; un billet de banque? Non.

Il entrouvrit l’enveloppe.

– Un billet acquitté, s’écria-t-il. Fourche! il est galant, le roquentin. Va, vieux lascar, dit-il en coiffant de sa large main Christophe, qu’il fit tourner sur lui-même comme un dé, tu auras un bon pourboire.

Le couvert était mis. Sylvie faisait bouillir le lait. Madame Vauquer allumait le poêle, aidée par Vautrin, qui fredonnait toujours:

 
J’ai longtemps parcouru le monde
Et l’on m’a vu de toute part…
 

Quand tout fut prêt, madame Couture et mademoiselle Taillefer rentrèrent.

– D’où venez-vous donc si matin, ma belle dame? dit madame Vauquer à madame Couture.

– Nous venons de faire nos dévotions à Saint-Etienne-duMont, ne devons-nous pas aller aujourd’hui chez monsieur Taillefer? Pauvre petite, elle tremble comme la feuille, reprit madame Couture en s’asseyant devant le poêle à la bouche duquel elle présenta ses souliers qui fumèrent.

– Chauffez-vous donc, Victorine, dit madame Vauquer.

– C’est bien, mademoiselle, de prier le bon Dieu d’attendrir le cœur de votre père, dit Vautrin en avançant une chaise à l’orpheline. Mais ça ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui se chargeât de dire son fait à ce marsouin-là, un sauvage qui a, dit-on, trois millions, et qui ne vous donne pas de dot. Une belle fille a besoin de dot dans ce temps-ci.

– Pauvre enfant, dit madame Vauquer. Allez, mon chou, votre monstre de père attire le malheur à plaisir sur lui.

A ces mots, les yeux de Victorine se mouillèrent de larmes, et la veuve s’arrêta sur un signe que lui fit madame Couture.

– Si nous pouvions seulement le voir, si je pouvais lui parler, lui remettre la dernière lettre de sa femme, reprit la veuve du Commissaire-Ordonnateur. Je n’ai jamais osé la risquer par la poste; il connaît mon écriture…

– O femmes innocentes, malheureuses et persécutées, s’écria Vautrin en interrompant, voilà donc où vous en êtes? D’ici à quelques jours je me mêlerai de vos affaires, et tout ira bien.

– Oh! monsieur, dit Victorine en jetant un regard à la fois humide et brûlant à Vautrin, qui ne s’en émut pas, si vous saviez un moyen d’arriver à mon père, dites-lui bien que son affection et l’honneur de ma mère me sont plus précieux que toutes les richesses du monde. Si vous obteniez quelque adoucissement à sa rigueur, je prierais Dieu pour vous. Soyez sûr d’une reconnaissance.

– «J’ai longtemps parcouru le monde…», chanta Vautrin d’une voix ironique.

En ce moment, Goriot, mademoiselle Michonneau, Poiret descendirent, attirés peut-être par l’odeur du roux que faisait Sylvie pour accommoder les restes du mouton. A l’instant où les sept convives s’attablèrent en se souhaitant le bonjour, dix heures sonnèrent, l’on entendit dans la rue le pas de l’étudiant…

– Ah! bien, monsieur Eugène, dit Sylvie, aujourd’hui vous allez déjeuner avec tout le monde.

L’étudiant salua les pensionnaires, et s’assit auprès du père Goriot.

– Il vient de m’arriver une singulière aventure, dit-il en se servant abondamment du mouton et se coupant un morceau de pain que madame Vauquer mesurait toujours de l’œil.

– Une aventure! dit Poiret.

– Eh bien! pourquoi vous en étonneriez-vous, vieux chapeau? dit Vautrin à Poiret. Monsieur est bien fait pour en avoir.

Mademoiselle Taillefer coula timidement un regard sur le jeune étudiant.

– Dites-nous votre aventure, demanda madame Vauquer.

– Hier j’étais au bal chez madame la vicomtesse de Beauséant, une cousine à moi, qui possède une maison magnifique, des appartements habillés de soie, enfin qui nous a donné une fête superbe, où je me suis amusé comme un roi…

– Telet, dit Vautrin en interrompant net.

– Monsieur, reprit vivement Eugène, que voulez-vous dire?

– Je dis «telet», parce que les roitelets[12] s’amusent beaucoup plus que les rois.

– C’est vrai: j’aimerais mieux être ce petit oiseau sans souci que roi, parce… fit Poiret l’idémiste.

– Enfin, reprit l’étudiant en lui coupant la parole, je danse avec une des plus belles femmes du bal, une comtesse ravissante, la plus délicieuse créature que j’aie jamais vue. Elle était coiffée avec des fleurs de pêcher, elle avait au côté le plus beau bouquet de fleurs, des fleurs naturelles qui embaumaient; mais, bah! il faudrait que vous l’eussiez vue, il est impossible de peindre une femme animée par la danse. Eh bien! ce matin j’ai rencontré cette divine comtesse, sur les neuf heures, à pied, rue des Grès. Oh! le cœur m’a battu, je me figurais…

– Qu’elle venait ici, dit Vautrin en jetant un regard profond à l’étudiant. Elle allait sans doute chez le papa Gobseck, un usurier. Si jamais vous fouillez des cœurs de femmes à Paris, vous y trouverez l’usurier avant l’amant. Votre comtesse se nomme Anastasie de Restaud, et demeure rue du Helder.

A ce nom, l’étudiant regarda fixement Vautrin. Le père Goriot leva brusquement la tête, il jeta sur les deux interlocuteurs un regard lumineux et plein d’inquiétude qui surprit les pensionnaires.

– Christophe arrivera trop tard, elle y sera donc allée, s’écria douloureusement Goriot.

– J’ai deviné, dit Vautrin en se penchant à l’oreille de madame Vauquer.

Goriot mangeait machinalement et sans savoir ce qu’il mangeait. Jamais il n’avait semblé plus stupide et plus absorbé qu’il l’était en ce moment.

– Qui diable, monsieur Vautrin, a pu vous dire son nom? demanda Eugène.

– Ah! ah! voilà, répondit Vautrin. Le père Goriot le savait bien, lui! pourquoi ne le saurais-je pas?

– Monsieur Goriot, s’écria l’étudiant.

– Quoi! dit le pauvre vieillard. Elle était donc bien belle hier?

– Qui?

– Madame de Restaud.

– Voyez-vous le vieux grigou, dit madame Vauquer à Vautrin, comme ses yeux s’allument.

– Il l’entretiendrait donc? dit à voix basse mademoiselle Michonneau à l’étudiant.

– Oh! oui, elle était furieusement belle, reprit Eugène, que le père Goriot regardait avidement. Si madame de Beauséant n’avait pas été là, ma divine comtesse eût été la reine du bal, les jeunes gens n’avaient d’yeux que pour elle, j’étais le douzième inscrit sur la liste, elle dansait toutes les contredanses. Les autres femmes enrageaient. Si une créature a été heureuse hier, c’était bien elle. On a bien raison de dire qu’il n’y a rien de plus beau que frégate à la voile, cheval au galop et femme qui danse.

– Hier en haut de la roue, chez une duchesse, dit Vautrin; ce matin en bas de l’échelle chez un escompteur: voilà les Parisiennes. Si leurs maris ne peuvent entretenir leur luxe effréné, elles se vendent. Si elles ne savent pas se vendre, elles éventreraient leurs mères pour y chercher de quoi briller. Enfin elles font les cent mille coups. Connu, connu![13]

Le visage du père Goriot, qui s’était allumé comme le soleil d’un beau jour en entendant l’étudiant, devint sombre à cette cruelle observation de Vautrin.

– Eh bien! dit madame Vauquer, où donc est votre aventure? Lui avez-vous parlé? lui avez-vous demandé si elle voulait apprendre le Droit?

– Elle ne m’a pas vu, dit Eugène. Mais rencontrer une des plus jolies femmes de Paris rue des Grès, à neuf heures, une femme qui a dû rentrer du bal à deux heures du matin, n’est-ce pas singulier? Il n’y a que Paris pour ces aventures-là.

– Bah! il y en a de bien plus drôles, s’écria Vautrin.

Mademoiselle Taillefer avait à peine écouté, tant elle était préoccupée par la tentative qu’elle allait faire. Madame Couture lui fit signe de se lever pour aller s’habiller. Quand les deux dames sortirent, le père Goriot les imita.

– Eh bien! l’avez-vous vu? dit madame Vauquer à Vautrin et à ses autres pensionnaires. Il est clair qu’il s’est ruiné pour ces femmes-là.

– Jamais on ne me fera croire, s’écria l’étudiant, que la belle comtesse de Restaud appartienne au père Goriot.

– Mais, lui dit Vautrin en l’interrompant, nous ne tenons pas à vous le faire croire. Vous êtes encore trop jeune pour bien connaître Paris, vous saurez plus tard qu’il s’y rencontre ce que nous nommons des hommes à passions… (A ces mots, mademoiselle Michonneau regarda Vautrin d’un air intelligent. Vous eussiez dit un cheval de régiment entendant le son de la trompette.) Ah! ah! fit Vautrin en s’interrompant pour lui jeter un regard profond, que nous n’avons néu nos petites passions, nous? (La vieille fille baissa les yeux comme une religieuse qui voit des statues.)

– Eh bien! reprit-il, ces gens-là chaussent une idée et n’en démordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaine eau prise à une certaine fontaine, et souvent croupie; pour en boire, ils vendraient leurs femmes, leurs enfants; ils vendraient leur âme au diable. Pour les uns, cette fontaine est le jeu, la Bourse, une collection de tableaux ou d’insectes, la musique; pour d’autres, c’est une femme qui sait leur cuisiner des friandises. A ceux-là, vous leur offririez toutes les femmes de la terre, ils s’en moquent, ils ne veulent que celle qui satisfait leur passion. Souvent cette femme ne les aime pas du tout, vous les rudoie, leur vend fort cher des bribes de satisfaction; eh bien! mes farceurs ne se lassent pas, et mettraient leur dernière couverture au Mont-de-Piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriot est un de ces gens-là. La comtesse l’exploite parce qu’il est discret, et voilà le beau monde! Le pauvre bonhomme ne pense qu’à elle. Hors de sa passion, vous le voyez, c’est une bête brute. Mettez-le sur ce chapitre-là, son visage étincelle comme un diamant. Il n’est pas difficile de deviner ce secret-là. Il a porté ce matin du vermeil à la fonte, et je l’ai vu entrant chez le papa Gobseck, rue des Grès. Suivez bien! En revenant, il a envoyé chez la comtesse de Restaud ce niais de Christophe qui nous a montré l’adresse de la lettre dans laquelle était un billet acquitté. Il est clair que si la comtesse allait aussi chez le vieil escompteur, il y avait urgence. Le père Goriot a galamment financé pour elle. Il ne faut pas coudre deux idées pour voir clair là-dedans. Cela vous prouve, mon jeune étudiant, que, pendant que votre comtesse riait, dansait, faisait ses singeries, balançait ses fleurs de pêcher, et pinçait sa robe, elle était dans ses petits souliers, comme on dit, en pensant à ses lettres de change protestées, ou à celles de son amant.

– Vous me donnez une furieuse envie de savoir la vérité. J’irai demain chez madame de Restaud, s’écria Eugène.

– Oui, dit Poiret, il faut aller demain chez madame de Restaud.

– Vous y trouverez peut-être le bonhomme Goriot qui viendra toucher le montant de ses galanteries.

– Mais, dit Eugène avec un air de dégoût, votre Paris est donc un bourbier.

– Et un drôle de bourbier, reprit Vautrin. Ceux qui s’y crottent en voiture sont d’honnêtes gens, ceux qui s’y crottent à pied sont des fripons. Ayez le malheur d’y décrocher n’importe quoi, vous êtes montré sur la place du Palais-de-Justice comme une curiosité. Volez un million, vous êtes marqué dans les salons comme une vertu. Vous payez trente millions à la Gendarmerie et à la justice pour maintenir cette morale-là. Joli!

– Comment, s’écria madame Vauquer, le père Goriot aurait fondu son déjeuner de vermeil?

– N’y avait-il pas deux tourterelles sur le couvercle? dit Eugène.

– C’est bien cela.

– Il y tenait donc beaucoup, il a pleuré quand il a eu pétri l’écuelle et le plat. Je l’ai vu par hasard, dit Eugène.

– Il y tenait comme à sa vie, répondit la veuve.

– Voyez-vous le bonhomme, combien il est passionné, s’écria Vautrin. Cette femme-là sait lui chatouiller l’âme.

L’étudiant remonta chez lui. Vautrin sortit. Quelques instants après, madame Couture et Victorine montèrent dans un fiacre que Sylvie alla leur chercher. Poiret offrit son bras à mademoiselle Michonneau, et tous deux allèrent se promener au Jardin des Plantes, pendant les deux belles heures de la journée.

– Eh bien! les voilà donc quasiment mariés, dit la grosse Sylvie. Ils sortent ensemble aujourd’hui pour la première fois. Ils sont tous deux si secs que, s’ils se cognent, ils feront feu comme un briquet.

– Gare au châle de mademoiselle Michonneau, dit en riant madame Vauquer, il prendra comme de l’amadou.

A quatre heures du soir, quand Goriot rentra, il vit, à la lueur de deux lampes fumeuses, Victorine dont les yeux étaient rouges. Madame Vauquer écoutait le récit de la visite infructueuse faite à monsieur Taillefer pendant la matinée. Ennuyé de recevoir sa fille et cette vieille femme, Taillefer les avait laissé parvenir jusqu’à lui pour s’expliquer avec elles.

– Ma chère dame, disait madame Couture à madame Vauquer, figurez-vous qu’il n’a pas même fait asseoir Victorine, qu’est restée constamment debout. A moi, il m’a dit, sans se mettre en colère, tout froidement, de nous épargner la peine de venir chez lui; que mademoiselle, sans dire sa fille, se nuisait dans son esprit en l’importunant (une fois par an, le monstre!); que la mère de Victorine ayant été épousée sans fortune, elle n’avait rien à prétendre; enfin les choses les plus dures, qui ont fait fondre en larmes cette pauvre petite. La petite s’est jetée alors aux pieds de son père, et lui a dit avec courage qu’elle n’insistait autant que pour sa mère, qu’elle obéirait à ses volontés sans murmure, mais qu’elle le suppliait de lire le testament de la pauvre défunte; elle a pris la lettre et la lui a présentée en disant les plus belles choses du monde et les mieux senties, je ne sais pas où elle les a prises, Dieu les lui dictait, car la pauvre enfant était si bien inspirée qu’en l’entendant, moi, je pleurais comme une bête. Savez-vous ce que faisait cet horreur d’homme, il se coupait les ongles, il a pris cette lettre que la pauvre madame Taillefer avait trempée de larmes, et l’a jetée sur la cheminée en disant: «C’est bon!» Il a voulu relever sa fille qui lui prenait les mains pour les lui baiser, mais il les a retirées. Est-ce pas une scélératesse? Son grand dadais de fils est entré sans saluer sa sœur.

– C’est donc des monstres? dit le père Goriot.

– Et puis, dit madame Couture sans faire attention à l’exclamation du bonhomme, le père et le fils s’en sont allés en me saluant et en me priant de les excuser, ils avaient des affaires pressantes. Voilà notre visite. Au moins, il a vu sa fille. Je ne sais pas comment il peut la renier, elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau.

Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent les uns après les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et se disant de ces riens qui constituent, chez certaines classes parisiennes, un esprit drolatique dans lequel la bêtise entre comme élément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dans le geste ou la prononciation. Cette espèce d’argot varie continuellement. La plaisanterie qui en est le principe n’a jamais un mois d’existence. Un événement politique, un procès en cour d’assises, une chanson des rues, les farces d’un acteur, tout sert à entretenir ce jeu d’esprit qui consiste surtout à prendre les idées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur des raquettes. La récente invention du Diorama, qui portait l’illusion de l’optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu’un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée.

– Eh bien! monsieur Poiret, dit l’employé au Muséum, comment va cette petite «santérama»[14]?

Puis, sans attendre la réponse:

– Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Couture et à Victorine.

– Allons-nous dîner? s’écria Horace Bianchon, un étudiant en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac est descendue osque ad talones[15].

– Il fait un fameux froitorama! dit Vautrin. Dérangez-vous donc, père Goriot! Que diable! votre pied prend toute la gueule du poêle.

– Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous «froitorama»[16]? Il y a une faute, c’est «froidorama»[17].

– Non, dit l’employé au Muséum, c’est froitorama, par la règle: j’ai froid aux pieds.

– Ah! ah!

– Voici son excellence le marquis de Rastignac, docteur en droit-travers, s’écria Bianchon en saisissant Eugène par le cou et le serrant de manière à l’étouffer. Oh! les autres, oh!

Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sans rien dire, et s’alla placer près des trois femmes.

– Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris, dit à voix basse Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselle Michonneau. Moi qui étudie le système de Gall[18], je lui trouve les bosses de Judas.

– Monsieur l’a connu? dit Vautrin.

– Qui ne l’a pas rencontré! répondit Bianchon. Ma parole d’honneur, cette vieille fille blanche me fait l’effet de ces longs vers qui finissent par ronger une poutre.

– Voilà ce que c’est, jeune homme, dit le quadragénaire en peignant ses favoris.

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses, L’espace d’un matin.

– Ah! ah! voici une fameuse «soupeaurama»[19], dit Poiret en voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement le potage.

– Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c’est une soupe aux choux.

Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.

– Enfoncé, Poiret!

– Poirrrrrette enfoncé!

– Marquez deux points à maman Vauquer, dit Vautrin.

– Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillard de ce matin? dit l’employé.

– C’était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sans exemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot.

– Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’y voyait goutte.

– Hé, milord Gâôriotte, il être questionne dé véaus.[20]

Assis au bas-bout de la table, près de la porte par laquelle on servait, le père Goriot leva la tête en flairant un morceau de pain qu’il avait sous sa serviette, par une vieille habitude commerciale qui reparaissait quelquefois.