Merk marchait lentement sur le sentier forestier, progressant dans Whitewood tout en réfléchissant sur sa vie. Ses quarante années avaient été difficiles. Il n’avait jamais pris le temps de se promener dans un bois de toute sa vie, d’admirer la beauté de la nature autour de lui. Il baissa les yeux sur les feuilles blanches qui craquaient sous ses pas, le son régulier de son bâton heurtant le sol de la forêt. Il releva les yeux et admira la beauté des Aesops dont les feuilles blanches brillantes contrastaient avec les branches rouges qui scintillaient à la lumière du soleil. Les feuilles tombaient sur lui comme de la neige et pour la première fois de sa vie il ressentit une sensation de paix.
De taille et de corpulence moyenne, il avait les cheveux bruns et ne se rasait jamais le visage. Sa mâchoire large, ses pommettes saillantes et ses grands yeux noirs cernés lui donnaient en permanence l’apparence d’une personne n’ayant pas dormi depuis des jours. Et c’était exactement la sensation qu’il avait au quotidien. Sauf maintenant. Á présent il se sentait reposé. Ici, à Ur, dans le nord-ouest d’Escalon, il ne neigeait pas. L’océan, à un jour de chevauchée à l’ouest, leur assurait des températures plus tempérées ce qui permettait aux feuilles de toutes les couleurs de s’épanouir. Merk pouvait donc se permettre de ne porter qu’une cape. Il n’avait pas besoin de se protéger des vents glaciaux, ce que la plupart des habitants d’Escalon devaient faire. Il en était encore à s’habituer à l’idée de porter une cape plutôt qu’une armure, à taper les feuilles avec son bâton plutôt que de transpercer ses adversaires avec son poignard. Tout cela était nouveau pour lui. Il essayait de voir ce que cela faisait de devenir la nouvelle personne qu’il espérait devenir. C’était une sensation de calme, mais étrange. Comme s’il essayait d’être une personne qu’il n’était pas.
Merk n’était ni un voyageur, ni un moine. Ni même un homme pacifique. Au plus profond de lui-même, il était un guerrier. Et pas un simple guerrier. Un guerrier qui combattait selon ses propres règles. Qui n’avait jamais perdu une bataille. Un homme qui n’avait pas peur de se battre aussi bien sur un terrain de joute que dans les ruelles des tavernes qu’il aimait fréquenter. Il était ce que les gens appelaient un mercenaire. Un assassin. Une épée à louer. On le qualifiait de différents noms, certains peu flatteurs, mais Merk n’y accordait aucune attention. Il se fichait de ce que les gens pouvaient penser. Tout ce qui lui importait était d’être l’un des meilleurs.
Comme pour correspondre à son rôle, Merk avait changé de nom à plusieurs reprises selon ses envies. Il n’aimait pas le nom que son père lui avait donné. D’ailleurs, il n’aimait pas son père non plus. Et il avait décidé de ne pas vivre sous le nom qu’une autre personne lui avait imposé. Merk était le nom qu’il utilisait le plus souvent et pour l’instant, cela lui convenait. Il se contrefichait bien de la façon dont les autres l’appelaient. Deux choses étaient importantes pour lui: trouver le point parfait où enfoncer son poignard et que ses employeurs le paient en or fraîchement frappé et en grandes quantités.
Très jeune, Merk s’était découvert un don, qu’il était supérieur aux autres dans tout ce qu’il faisait. Ses frères tout comme son père et leurs célèbres aïeuls, étaient de fiers et nobles chevaliers, portant les meilleures armures, maniant les meilleures armes, se pavanant sur leurs chevaux, agitant leurs bannières les cheveux décorés de fleurs et remportant toutes sortes de compétitions tandis que leurs dames lançaient des fleurs qui tombaient à leurs pieds. Ils n’auraient pu être plus fiers d’eux-mêmes.
Á l’inverse, Merk détestait le faste et les feux de la rampe. Ces chevaliers avaient quelque chose de maladroit sur le champ de bataille. Ils étaient très peu efficaces et Merk n’avait aucun respect pour eux. Il n’avait pas besoin de reconnaissance, ni ne courrait après les insignes, bannières ou armoiries qui faisaient rêver tous les chevaliers. Pour lui, cela était bon pour les personnes auxquelles le plus important faisait défaut: l’habileté nécessaire pour prendre la vie d’un homme rapidement, silencieusement et de façon efficace. Pour lui, rien d’autre n’avait une quelconque importance.
Plus jeune, lorsque ses amis trop petits pour se défendre eux-mêmes, venaient le trouver lorsqu’on les embêtait, il avait déjà la réputation d’être une fine lame. Il n’hésitait pas à se faire payer pour les défendre. Leurs persécuteurs ne les embêtaient plus jamais. Les rumeurs de ses prouesses se répandirent rapidement. Acceptant de plus en plus de paiements, l’habileté de Merk pour tuer progressa.
Tout comme ses frères, Merk aurait pu devenir un chevalier, un guerrier acclamé. Mais à la place il avait choisi de travailler dans l’ombre. Ce qui l’intéressait c’était de gagner, d’avoir une efficacité mortelle. Il s’était rapidement rendu compte que les chevaliers parés de leurs belles épées et de leurs encombrantes armures n’étaient pas capables de tuer aussi rapidement ou efficacement que lui, un homme seulement vêtu d’une chemise de cuir et d’une lame acérée.
Tout en marchant et titillant les feuilles avec son bâton, il se souvint d’une nuit passée dans une taverne avec ses frères, où les armes avaient été dégainées contre des chevaliers rivaux. Ses frères étaient cernés, en infériorité numérique et tandis que tous les chevaliers raffinés respectaient le protocole, Merk n’avait pas hésité une seconde. Armé de son poignard, il avait traversé la salle comme une flèche et avait tranché la gorge des hommes avant qu’ils n’aient le temps de dégainer leurs épées.
Ses frères auraient dû le remercier de leur avoir sauvé la vie, mais au lieu de cela ils avaient pris leurs distances par rapport à lui. Ils le regardaient de haut mais en même temps il leur faisait peur. Ce fut toute la gratitude qu’il reçue et leur trahison le toucha plus qu’il ne voulait le reconnaître. Cela creusa le fossé de noblesse et de chevalerie qui les séparait. Á ses yeux c’était de la pure hypocrisie, un acte intéressé. Ils pouvaient bien se pavaner dans leurs belles armures brillantes et le mépriser, il n’en restait pas moins que sans son poignard, ils seraient tous morts aujourd’hui.
Merk continua de marcher en soupirant et essayant d’oublier le passé. Tout en réfléchissant, il réalisa qu’il ne comprenait pas bien l’origine de son talent. Peut-être était-ce sa rapidité et son agilité, ou peut-être encore parce qu’il était particulièrement agile avec ses poignets et ses mains, peut-être avait-il un talent particulier pour trouver le point vital de ses victimes, peut-être était-ce dû au fait qu’il n’hésitait jamais à aller encore plus loin, à réaliser cette ultime action qui effrayait tant d’autres hommes, peut-être était-ce dû au fait qu’il n’avait jamais dû s’y reprendre à deux fois ou peut-être encore parce qu’il était capable d’improviser et de tuer avec n’importe quel outil à sa disposition: un pic, un marteau ou une vieille bûche. Il était plus rusé que les autres, savait s’adapter plus facilement et retomber plus rapidement sur ses pieds – une combinaison fatale.
Tout au long de sa jeunesse, ces fiers chevaliers avaient pris leurs distances par rapport à lui, ils s’étaient même moqués de lui dans son dos (car aucun n’aurait osé rire de lui en face). Mais à présent qu’ils étaient tous devenus vieux, que leur pouvoir avait diminué et que sa réputation s’était répandue, il était devenu celui que les rois cherchaient à engager tandis qu’eux avaient sombré dans l’oubli. Ses frères n’avaient jamais compris que la chevalerie ne transformait pas des gens en rois. La violence laide et brutale, la peur, l’élimination de vos ennemis les uns après les autres, le meurtre horrible que personne d’autre ne voulait commettre, tout cela concourrait à faire des rois. Et c’était vers lui qu’ils se tournaient pour que le vrai travail d’un roi soit réalisé.
Á chaque impact de son bâton, les victimes de Merk lui revenaient en mémoire. Il avait tué le pire ennemi du Roi, sans utiliser de poison (pour cela ils auraient fait appel aux petits assassins, aux apothicaires ou aux séductrices). Pour leurs victimes les plus importantes, ils souhaitaient souvent que le fait soit remarqué et ils faisaient donc appel à ses services. Quelque chose d’ignoble et de publique: une dague dans un œil, un cadavre abandonné dans un jardin public, se balançant à une fenêtre exposé à la vue de tout à chacun au prochain lever de soleil et pour que tout le monde se demande qui avait donc osé défier le Roi.
Lorsque le vieux Roi Tarnis avait rendu le royaume et par conséquent ouvert la porte à Pandésia, Merk s’était soudain senti vide, sans aucun but pour la première fois de sa vie. Sans Roi à servir, il s’était senti partir à la dérive. Une chose enfouie en lui depuis longtemps avait refait surface et pour une raison qu’il ne comprenait pas bien, il avait commencé à se poser des questions sur la vie. Toute sa vie durant il avait été obsédé par la mort, les meurtres et ôter la vie des autres. S’en était devenu facile, trop facile. Mais maintenant, quelque chose en lui avait changé. C’était comme s’il avait du mal à sentir la terre ferme sous ses pieds. Il avait toujours su à quel point la vie était une chose fragile, à quel point elle pouvait facilement être ôtée mais à présent il commençait à se demander comment la préserver. La vie était tellement fragile, la préserver ne serait-il pas après tout le plus grand des défis?
Et malgré lui il commençait à se demander: quelle était cette chose dont il dépouillait les autres?
Merk ne savait pas vraiment ce qui avait déclenché cette réflexion personnelle mais cela le mettait grandement mal à l’aise. Quelque chose en lui avait fait surface, une grande nausée et cela l’avait dégoûté du meurtre. Il détestait à présent ce qu’il avait tant aimé faire auparavant. Il aurait aimé pouvoir identifier la cause à tout ceci – le meurtre d’une personne en particulier peut-être – mais il n’en trouvait pas. Cela c’était insinué en lui sans raison particulière. Et cela en était encore plus perturbant.
Á l’inverse des autres mercenaires, Merk n’avait jamais agi que pour les causes en lesquelles il croyait. Ce ne fut que plus tard dans sa vie, lorsqu’il devint trop bon dans ce qu’il faisait, lorsque les sommes proposées devinrent trop importantes, qu’il commença à franchir certaines limites, à accepter des paiements pour éliminer des personnes qui n’étaient pas nécessairement en faute, dont la mort n’était absolument pas nécessaire. Et c’était cela qui le travaillait.
Merk développa une passion aussi forte à défaire tout ce qu’il avait fait, à prouver aux autres qu’il pouvait changer. Il voulait tirer un trait sur son passé, effacer tout ce qu’il avait fait, faire pénitence. Il avait fait le vœu solennel envers lui-même de ne jamais plus tuer, de ne jamais plus lever la main sur quiconque, de passer le restant de ses jours à implorer le pardon divin, de se dévouer à aider les autres, à devenir une meilleure personne. Et tout cela l’avait mené sur ce sentier forestier sur lequel il marchait à présent accompagné des bruits sourds de son bâton.
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