Emma descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, et l'on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, où il s'était endormi complètement dès que la nuit était venue.
Homais se présenta; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités à Monsieur, dit qu'il était charmé d'avoir pu leur rendre quelque service, et ajouta d'un air cordial qu'il avait osé s'inviter lui-même, sa femme d'ailleurs étant absente.
Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s'approcha de la cheminée. Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à la hauteur du genou, et, l'ayant ainsi remontée jusqu'aux chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d'une bottine noire.
De l'autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde la regardait silencieusement.
Comme il s'ennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chez maître Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (c'était lui, le second habitué du Lion d'or) reculait l'instant de son repas, espérant qu'il viendrait quelque voyageur à l'auberge avec qui causer dans la soirée. Ce fut donc avec joie qu'il accepta la proposition de l'hôtesse de dîner en la compagnie des nouveaux venus, et l'on passa dans la grande salle, où madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts.
Homais demanda sa voisine:
– Madame, sans doute, est un peu lasse? On est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle!
– Il est vrai, répondit Emma; mais le dérangement m'amuse toujours; j'aime à changer de place.
– C'est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits!
– Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d'être à cheval…
– Mais, reprit Léon. s'adressant à madame Bovary, rien n'est plus agréable, il me semble; quand on le peut, ajouta-t-il.
– Avez-vous du moins quelques Promenades dans les environs? continuait madame Bovary parlant au jeune homme.
– Oh! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l'on nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j'y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.
– Je ne trouve rien d'admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.
– Oh! j'adore la mer, dit M. Léon.
– Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que l'esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l'âme et donne des idées d'infini, d'idéal?
– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J'ai un cousin qui a voyagé en Suisse l'année dernière, et qui me disait qu'on ne peut se figurer la poésie des lacs[28], le charme des cascades, l'effet gigantesque des glaciers. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l'extase! Aussi je ne m'étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d'aller jouer du piano devant quelque site imposant.
– Vous faites de la musique? demanda-t-elle.
– Non, mais je l'aime beaucoup, répondit-il.
– Ah! ne l'écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, c'est modestie pure. – Comment, mon cher! Eh! l'autre jour, dans votre chambre, vous chantiez l'Ange gardien à ravir. Je vous entendais du laboratoire; vous détachiez cela comme un acteur.
Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son propriétaire, qui déjà s'était tourné vers le médecin et lui énumérait les uns après les autres les principaux habitants d'Yonville.
– Ma femme, dit Charles; elle aime mieux toujours rester dans sa chambre, à lire.
– C'est comme moi, répliqua Léon; quelle meilleure chose, en effet, que d'être le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brûle?..
– N'est-ce pas? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts.
– On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l'on croit voir, et votre pensée, s'enlaçant à la fiction[29], se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures.
– C'est vrai! c'est vrai! disait-elle.
– Vous est-il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans un livre une idée vague que l'on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l'exposition entière de votre sentiment le plus délié?
– J'ai éprouvé cela, répondit-elle.
– C'est pourquoi, dit-il, j'aime surtout les poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu'ils font bien mieux pleurer.
– Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma; et maintenant, au contraire, j'adore les histoires qui se suivent tout d'une haleine[30], où l'on a peur. Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature.
– En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le coeur, s'écartent, il me semble, du vrai but de l'Art. Il est si doux, parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée sur de nobles caractères, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant à moi, vivant ici, loin du monde, c'est ma seule distraction; mais Yonville offre si peu de ressources!
– Comme Tostes, sans doute, reprit Emma; aussi j'étais toujours abonnée à un cabinet de lecture.
– Si Madame veut me faire l'honneur d'en user, dit le pharmacien, qui venait d'entendre ces derniers mots, j'ai moi-même à sa disposition une bibliothèque composée des meilleurs auteurs.
Depuis deux heures et demie, on était à table; car la servante Artémise, traînant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisière, apportait les assiettes les unes après les autres, oubliait tout, n'entendait à rien et sans cesse laissait entrebâillée la porte du billard, qui battait contre le mur du bout de sa clenche.
Sans qu'il s'en aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un des barreaux de la chaise où madame Bovary était assise. C'est ainsi, l'un près de l'autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu'ils entrèrent dans une de ces vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d'une sympathie commune.
Quand le café fut servi, Félicité s'en alla préparer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientôt levèrent le siège. Madame Lefrançois dormait auprès des cendres, tandis que le garçon d'écurie, une lanterne à la main, attendait M. et madame Bovary pour les conduire chez eux.
La maison du médecin se trouvant à cinquante pas de l'auberge, il fallut presque aussitôt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa.
Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre. Les murs étaient neufs, et les marches de bois craquèrent. Au milieu de l'appartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, les deux hommes qui avaient apporté, les meubles ayant tout laissé là, négligemment.
C'était la quatrième fois qu'elle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci; et chacune s'était trouvée faire dans sa vie comme l'inauguration d'une phase nouvelle.
Le lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma la fenêtre.
Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivées; mais, en entrant à l'auberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablé.
Ce dîner de la veille était pour lui un événement considérable; jamais, jusqu'alors, il n'avait causé pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantité de choses qu'il n'aurait pas si bien dites auparavant? il était timide d'habitude et gardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de la dissimulation. Puis il possédait des talents, il peignait à l'aquarelle, savait lire la clef de sol, et s'occupait volontiers de littérature après son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes.
L'apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il passa bien de temps avec Emma en lui racontant son métier et la vie de cette ville.
Charles était triste: la clientèle n'arrivait pas. Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Mais les affaires d'argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s'était écoulée en deux ans.
Un souci meilleur vint le distraire, à savoir[31] la grossesse de sa femme. À mesure que le terme en approchait, il la chérissait davantage. Quand il la contemplait tout à l'aise et qu'elle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus; il se levait, il l'embrassait, passait ses mains sur sa figure, l'appelait petite maman. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l'existence humaine tout du long, et il s'y attablait sur les deux coudes avec sérénité.
Emma d'abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d'être délivrée, pour savoir quelle chose c'était que d'être mère. Mais, ne pouvant faire les dépenses qu'elle voulait, elle ne s'amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit, et son affection, dès l'origine, en fut peut-être atténuée de quelque chose.
Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot, bientôt elle y songea d'une façon plus continue.
Elle souhaitait un fils; il serait fort et brun, elle l'appellerait Georges; et cette idée d'avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement[32].
Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant.
– C'est une fille! dit Charles.
Elle tourna la tête et s'évanouit.
Pendant sa convalescence, elle s'occupa beaucoup à chercher un nom pour sa fille. D'abord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala; elle aimait assez Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie. Enfin, Emma se souvint qu'au château de la Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme; dès lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais d'être parrain.
Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait été mise en nourrice chez la femme du menuisier; et elle s'achemina vers la demeure de Rolet, qui se trouvait à l'extrémité du village.
Il était midi; les maisons avaient leurs volets fermés, et les toits d'ardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient à la crête de leurs pignons faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant; les cailloux du trottoir la blessaient; elle hésita si elle ne s'en retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque part pour s'asseoir.
À ce moment, M. Léon sortit d'une porte voisine avec une liasse de papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit à l'ombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait.
Madame Bovary dit qu'elle allait voir son enfant, mais qu'elle commençait à être lasse.
– Si… reprit Léon, n'osant poursuivre.
– Avez-vous affaire quelque part? demanda-t-elle.
Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de l'accompagner. Dès le soir, cela fut connu dans Yonville, et madame Tuvache, la femme du maire, déclara devant sa servante que madame Bovary se compromettait.
Ils reconnurent la maison à un vieux noyer qui l'ombrageait. Au bruit de la barrière, la nourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tétait.
– Entrez, dit-elle; votre petite est là qui dort.
La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis, avait au fond contre la muraille un large lit sans rideaux, tandis que le pétrin occupait le côté de la fenêtre, dont une vitre était raccommodée avec un soleil de papier bleu.
L'enfant d'Emma dormait à terre, dans un berceau d'osier. Elle la prit avec la couverture qui l'enveloppait, et se mit à chanter doucement en se dandinant.
Léon se promenait dans la chambre; il lui semblait étrange de voir cette belle dame en robe de nankin, tout au milieu de cette misère. Madame Bovary devint rouge; il se détourna, croyant que ses yeux peut-être avaient eu quelque impertinence[33]. Puis elle recoucha la petite, qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt vint l'essuyer, protestant qu'il n'y paraîtrait pas.
La bonne femme accompagna Emma jusqu'au bout de la cour, tout en parlant du mal qu'elle avait à se relever la nuit. Elle parla beaucoup et Emma commença à s'ennuyer déjà.
Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon. Elle marcha rapidement pendant quelque temps; puis elle se ralentit, et son regard qu'elle promenait devant elle rencontra l'épaule du jeune homme, dont la redingote avait un collet de velours noir. Ses cheveux châtains tombaient dessus, plats et bien peignés. Ils s'en revinrent à Yonville en suivant le bord de l'eau.
Ils causaient d'une troupe de danseurs espagnols, que l'on attendait bientôt sur le théâtre de Rouen.
– Vous irez? demanda-t-elle.
– Si je le peux, répondit-il.
N'avaient-ils rien autre chose à se dire? Leurs yeux pourtant étaient pleins d'une causerie plus sérieuse[34]; et, tandis qu'ils s'efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux; c'était comme un murmure de l'âme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d'étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s'en raconter la sensation ou à en découvrir la cause.
Quand ils furent arrivés devant son jardin, madame Bovary poussa la petite barrière, monta les marches en courant et disparut.
Léon rentra à son étude. Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maître.
Ce dernier était tout occupé d'affaires. Quant à la femme du pharmacien, c'était la meilleure épouse de Normandie, mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d'un aspect si commun et d'une conversation si restreinte.
Et ensuite, qu'y avait-il? Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curé, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mêmes.
Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure d'Emma se détachait isolée et plus lointaine cependant; car il sentait entre elle et lui comme de vagues abîmes.
Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien, Charles n'avait point paru extrêmement curieux de le recevoir; et Léon ne savait comment s'y prendre entre la peur d'être indiscret et le désir d'une intimité qu'il estimait presque impossible.
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