Devant le restaurant, Olivia appela un taxi. Elle tremblait encore d’indignation et eut envie de revenir dans le restaurant pour dire ses quatre vérités à Matt.
Elle inspira profondément pour se calmer. Il serait plus sensé de passer à autre chose et de l’exclure définitivement de sa vie. Cela signifiait qu’il fallait qu’elle trouve un autre endroit ou aller maintenant, parce qu’elle avait donné à Matt un ultimatum à vingt-deux heures. Elle ne pouvait pas repartir à l’appartement avant cette heure-là de peur de l’y retrouver en train d’emballer ses chemises et ses costumes et de démonter sa gigantesque télévision à écran plat.
Elle fronça les sourcils, indécise. Elle avait des amies, bien sûr, mais pas tant que ça, surtout ici, à Chicago. Au cours des dernières années, ses heures de travail ne lui avaient pas laissé le temps de fréquenter beaucoup de gens et ses deux meilleures amies étaient en vacances.
Elle monta dans le taxi et, sur l’impulsion du moment, elle donna au conducteur l’adresse de Bianca, car c’était le seul nom de rue qui lui était venu en tête.
Vingt minutes plus tard, elle tapotait avec hésitation sur la porte d’entrée de son assistante en espérant qu’elle ne considérerait pas son arrivée comme une demande importune.
– Est-ce que tout va bien ? demanda Bianca dès qu’elle vit Olivia sur son seuil.
Elle portait un survêtement rose avec un lapin bleu sur la poche et un délicieux arôme de pizza arrivait du petit appartement.
Elle contemplait Olivia d’un air indécis et Olivia se rendit compte que la dernière chose qu’elle aurait désirée ou à laquelle elle se serait attendue était de voir son patron arriver chez elle sans préavis.
Bianca porta machinalement une main à la bouche et Olivia se retint de lui saisir le poignet quand elle commença à se ronger l’ongle du pouce.
– Je ne savais pas où aller, avouer Olivia.
– Est-ce qu’il est arrivé quelque chose ? demanda Bianca.
– Matt m’a invitée à dîner puis a cassé avec moi. Je me suis souvenue de votre adresse. J’ai apporté du vin, ajouta Olivia avec obligeance, comme si cela pouvait mener à un accord.
Bianca laissa échapper un petit cri horrifié.
– Oh, Olivia, c’est affreux. Entrez. Vous tenez bon ? Vous devez être sous le choc. Asseyez-vous, je vous en prie. Puis-je vous préparer du thé sucré ? N’est-ce pas ce qu’on est supposé boire quand on est sous le choc ? Est-ce que vous avez froid ou est-ce que vous respirez superficiellement ?
– Je vais bien, dit Olivia.
– Avez-vous mangé ? J’ai commandé une grande pizza parce que j’allais en garder un peu pour le petit-déjeuner. Elle vient d’arriver. Il y en a plus qu’assez pour deux.
– C’est très gentil à vous.
Même si elle bouillait encore de colère, Olivia s’était rendu compte qu’elle avait très faim. Elle avait sauté le déjeuner parce qu’elle avait prévu de manger beaucoup au restaurant Villa 49.
Malgré cela, elle avait la sensation d’être de trop chez Bianca. Elles travaillaient ensemble au moins douze heures par jour, mais elles n’avaient jamais vraiment eu l’occasion de devenir amies ou de parler d’autre chose que de comptes publicitaires.
Dans la cuisine immaculée de Bianca, elle posa la bouteille de vin à côté de la boîte à pizza, la déboucha et leur versa un grand verre à chacune en espérant que ça les mettrait à l’aise.
– J’avais commandé ça pour boire avec le repas. C’est un cru de Toscane, dit-elle.
Soulevant le verre, elle inspira le bouquet du vin. Il était intense, avait du corps et du parfum et évoquait les cerises noires. Ce vin avait été fait avec passion et soin. Il était magnifique.
Elle en prit une petite gorgée et sentit la saveur danser sur sa langue. C’était comme si sa bouche venait de s’illuminer.
Olivia regretta un moment de ne pas avoir pu apprécier ce vin avec la nourriture raffinée du restaurant, mais une pizza au pepperoni, avec beaucoup de fromage, était la meilleure des solutions de rechange qui lui venaient en tête. Elle mit la pizza dans des assiettes et elles se rendirent dans le salon, où l’air conditionné les protégeait contre la chaleur de la soirée estivale.
Les deux femmes s’assirent l’une à côté de l’autre. Elles burent le vin en même temps. Ensuite, elles mangèrent chacune une tranche de pizza. La croûte était croustillante et leur mastication remplissait le silence autrement embarrassant.
Sans réfléchir, Olivia remplit à nouveau leurs verres et, soudain, le silence ne lui parut plus aussi impénétrable.
– C’est affreux de faire ça, dit Bianca avec compassion, prenant à nouveau un air anxieux. Vous inviter à dîner puis casser avec vous.
Olivia hocha la tête.
– J’ai découvert qu’il sortait avec son assistante personnelle en cachette.
– Quoi ? dit Bianca d’un air outragé.
– Il part en vacances aux Bermudes avec elle demain, donc, je suis finalement assez soulagée. Il a montré qui il était réellement. C’est un faux jeton sans considération. Je m’en suis bien tirée.
Une idée lui vint en tête.
– Au fait, remarquez-vous quoi que ce soit d’étrange dans mes bas ?
Bianca y jeta un coup d’œil.
– Que suis-je censée chercher ? demanda-t-elle. C’est une belle robe.
– Laissez tomber. C’était juste pour savoir.
Olivia se sentit soudainement soulagée de ne plus être avec un homme hypercritique qui semblait avoir des rayons X à la place des yeux.
Elle prit une autre gorgée de ce vin incroyable.
– Pour être honnête avec vous, ce travail me rend malheureuse.
– Pourquoi ? demanda Bianca en serrant les mains et en se penchant en avant.
– Je travaille trop. Je me sens piégée, d’une certaine façon. Ce n’est peut-être que cette campagne mais, ces temps-ci, je suis totalement démoralisée.
– Parce que vous travaillez tant ?
– En partie, mais aussi parce que j’ai peur d’avoir vendu mon âme.
Juste à temps, Olivia se souvint qu’elle ne devait pas communiquer à Bianca les informations sur la fabrication du vin chez Valley, parce que son assistante devait encore travailler sur ce compte. Elle poursuivit en choisissant prudemment ses mots.
– Nos comptes sont tous très communs, des grandes entreprises sans âme. Ce n’est pas ce qui me passionne. Je veux soutenir les petites entreprises et les marques artisanales. Je veux adhérer à ce style de vie au lieu d’être prise dans cette jungle où des marques sans caractère se battent pour écraser les autres en utilisant nos agences comme armes.
Bianca eut l’air impressionnée par le déchaînement d’Olivia. Elle hocha la tête avec solennité puis hoqueta fortement.
Olivia fut elle-même impressionnée. Jusqu’à présent, elle n’avait pas trouvé les bons mots pour formuler son point de vue avec tant d’éloquence.
– Voulez-vous qu’on vous attribue un autre compte ? demanda Bianca.
Olivia soupira.
– Je ne sais pas si James l’accepterait, parce que celui-ci a été un grand succès. Chez Valley Wines, ils voudront peut-être qu’on continue à travailler pour eux. De plus, comme nous sommes une des agences les plus grandes, nous avons tendance à gérer les grandes marques. Je ne crois pas que nous ayons un seul produit de niche dans notre portefeuille.
– C’est là le problème, dit Bianca avec compassion.
Pendant un moment de confusion, Olivia se demanda comment elle avait pu en arriver là. Elle était piégée dans cette jungle. Il fallait qu’elle travaille pour pouvoir payer son coûteux appartement et elle avait besoin de son coûteux appartement parce qu’il était près de son lieu de travail. Comment quitter ce cercle vicieux sans provoquer d’accident majeur ? se demanda-t-elle.
– Vous savez, c’est bizarre, mais je rêve d’un style de vie alternatif, confia Olivia à son assistante.
– Comme une hippie ? Avec un camping-car ? tenta Bianca.
– Non, autre chose.
Olivia se sentait embarrassée de dévoiler son rêve, car elle n’en avait jamais parlé à personne, même pas à Matt, ce qui était tout aussi bien parce que, si elle l’avait fait, il l’aurait probablement critiqué à un tel point qu’Olivia l’aurait abandonné depuis longtemps.
– Dites-moi, dans ce cas. À quoi pensez-vous ? demanda Bianca en se penchant en avant d’un air curieux.
– Je ne peux pas.
Olivia avait trop honte pour dévoiler son idée impossible.
– Eh bien, maintenant, il faut me le dire ou je ne dormirai pas de la nuit à cause de ma curiosité, répondit Bianca pour l’encourager.
Olivia inspira profondément.
– J’adore le vin.
Elle s’interrompit pour ordonner ses pensées.
– J’aimerais participer à cette industrie, acheter un petit vignoble et produire mes propres vins. J’ai toujours imaginé que je le ferais quelque part en Italie. Je n’ai pas réfléchi aux détails, mais je ne peux m’empêcher de m’imaginer à quoi ressemblerait la vie si je travaillais dans une petite ville ou dans un village. Ça serait tellement différent.
Elle prit une autre gorgée du vin rouge italien.
– Imaginez habiter dans la campagne toscane, dans le territoire viticole, sentir que vous appartenez à une communauté locale et avoir des amis qui habitent juste à côté.
– Ça paraît fascinant.
Bianca hocha la tête, les yeux écarquillés.
– Ça ne peut pas être si dur que ça de produire du vin, n’est-ce pas ? Je veux dire, je sais quand même assez bien quel goût il devrait avoir.
Olivia vida son verre.
– Je ne crois pas que ce soit très difficile, convint Bianca. On fait pousser les grappes de raisin, on les cueille, on les écrase puis on les fait fermenter. Ça n’a pas l’air compliqué.
Bianca hocha la tête d’un air pensif en contemplant son verre vide.
– Je suis contente que vous le pensiez. Vous savez, j’ai trente-quatre ans, je suis à nouveau célibataire et je peux compter mes vrais amis sur les doigts d’une main, avoua Olivia. Même si j’avais eu un accident grave avec un équipement lourd, je pourrais encore les compter sur les doigts de cette main. Les rares fois où nous nous voyons, nous nous serrons les uns dans les bras des autres et nous disons que nous sommes si proches que c’est comme si nous nous étions vus la veille. Pourtant, en vérité, nous habitons loin les uns des autres et, à mesure que passe le temps, nous nous éloignons les uns des autres.
Bianca avait l’air découragée.
– Je vois ce que vous voulez dire. C’est tellement triste.
– Je désire de plus en plus que ma vie m’apporte autre chose.
Olivia soupira et vida son verre.
– Pourtant, c’est une idée stupide, impossible à réaliser.
– Pourquoi ? demanda Bianca. Je la trouve merveilleuse. Elle semble correspondre exactement au changement qu’il vous faut. Vous devriez peut-être faire ça. Allez-y en vacances et voyez s’il y a des opportunités. Quoi qu’il en soit, prenez des vacances. Vous les méritez. Vous n’avez pas pris plus de deux ou trois jours l’année dernière.
Olivia sourit.
– C’est juste un rêve. La réalité est différente. Cependant, oui, je vais peut-être demander un congé et partir en vacances. Cela me semble être une bonne idée.
Elle mangea la dernière tranche de pizza et regarda quelle heure il était.
– Je ne peux pas encore rentrer chez moi, dit-elle. J’ai laissé jusqu’à vingt-deux heures à Matt pour prendre ses affaires. Je suis sûre qu’il est là-bas maintenant et je ne veux pas le revoir.
– Permettez que je vous ouvre une autre bouteille, suggéra Bianca. Je crois que nous avons besoin d’un autre verre.
– C’est une bonne idée, dit Olivia.
Cependant, quand Bianca apporta les verres fraîchement remplis de la cuisine, Olivia contempla le vin d’un air soupçonneux.
Cette couleur rouge vif diluée lui semblait familière. Elle sentit le vin et repéra un arôme artificiel douceâtre qu’elle ne reconnut que trop bien.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’un ton qu’elle voulut décontracté.
– C’est un bouteille de Valley Red, dit Bianca d’une voix nerveuse. Ça ne vous dérange pas, n’est-ce pas ? Je sais qu’il est moins bon que celui que nous avons bu, mais nous avons eu droit à une caisse gratuite au lancement.
Quand Olivia vit son air inquiet, elle décida qu’il y avait des moments où il fallait être fidèle à ses principes et d’autres où il était plus important d’être gentil.
– Le vin offert est toujours bon, dit-elle courageusement.
La tête palpitant par anticipation, elle leva son verre.
Faisant de son mieux pour ne pas grimacer, elle avala le jus de raisin trafiqué et se promit quelque chose.
C’était la dernière fois qu’elle buvait cette saleté industrielle. Elle se promit que, quels que soient les efforts requis, même si elle devait supplier James ou même si cela portait tort à sa carrière, elle n’accepterait plus de travailler sur le compte de Valley Wines.
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