Olivia se tint un moment dans le restaurant Villa 49, apprécia la lumière tamisée, écouta le murmure des voix et inspira les arômes qui s’élevaient vers elle d’une table voisine.
Les notes parfumées d’ail rôti, de thym et de romarin. L’arôme intense de la sauce, enrichie d’un soupçon de vin velouté. L’odeur alléchante du pain croustillant qui sort tout chaud du four.
Pour la première fois de cette journée longue et stressante, Olivia se sentit véritablement satisfaite. Si elle fermait les yeux, elle s’imaginait debout sous un olivier dans une trattoria rustique de Toscane, loin de la pression de son travail, des réunions incessantes et des appels téléphoniques constants.
Elle arrivait même à oublier la conversation délicate qu’elle allait avoir avec Matt.
– Bonsoir, signora. Bienvenue à Villa 49. Avez-vous une réservation ?
L’accueil poli du maître d’hôtel la remmena à la réalité.
– Oui, elle devrait être au nom de Matthew Glenn.
– Veuillez me suivre.
Elle se faufila dans le restaurant derrière lui.
La table que Matt avait réservée dans le coin était vide. Olivia fut momentanément surprise. Matt était toujours ponctuel et elle était en retard de cinq minutes. Elle s’était attendue à ce qu’il soit là, en train de l’attendre.
Bon, la circulation en ville pouvait réserver des surprises.
Olivia vérifia rapidement son téléphone. Il y avait deux autres messages de félicitations de ses collègues et elle se sentit coupable en les lisant tous les deux. Finalement, il y avait un message de son assistante, Bianca.
– James dit qu’il faut que j’assiste à une réunion urgente demain. Sais-tu de quoi il s’agit ? Ai-je fait quelque chose de mal ?
Olivia imaginait la mince jeune femme attendre en se rongeant les ongles. Olivia avait essayé autant que possible d’aider son assistante à mettre fin à cette habitude anxieuse. Elle lui avait même offert une séance de manucure, mais Bianca avait rongé ses ongles récemment vernis aussi férocement qu’avant. Finalement, Olivia avait décidé d’abandonner. Après tout, comme habitude, il y avait pire. Une des autres assistantes s’était mise à manger des beignets pour calmer son stress et avait pris neuf kilos en trois mois.
Olivia répondit par SMS qu’elle n’avait rien fait de mal, que c’était une réunion collective et qu’il ne s’agirait probablement que d’une évaluation avec mise au courant des dernières nouvelles.
Elle ajouta un smiley et envoya le message. Alors, elle s’intéressa à la liste des vins.
Quand elle tourna les pages du menu, Olivia se sentit à nouveau heureuse. Elle adorait les vins italiens et ce menu était spécialisé dans les crus de la région toscane. Il y avait des noms dont elle n’avait jamais entendu parler, mais elle était fascinée par leur musique. Elle s’imaginait des collines vertes ondoyantes sous le soleil, avec des rangées ordonnées de vignes parsemées de bosquets d’oliviers.
Sachant que Matt préférait boire du vin rouge, elle accorda une attention spéciale à cette partie du menu.
Elle fut attirée par le Tignanello, décrit comme étant un rouge intense et avec du corps, fabriqué à partir des raisins Sangiovese locaux et parfumé à la cerise noire. Cette qualité hors du commun avait son prix, mais c’était une occasion spéciale et elle était sûre que Matt serait heureux de se laisser aller.
Elle était ravie qu’ils finissent par dîner ensemble. Pendant les quelques dernières semaines, ils avaient été terriblement occupés, tous les deux, et Matt avait été presque constamment en déplacement. Ils plaisantaient tout le temps en disant que Leigh, son assistante personnelle qui voyageait avec lui, le voyait plus souvent qu’Olivia.
– Bonsoir, Liv. Désolé d’être en retard.
Elle leva les yeux et vit Matt qui se dépêchait de traverser le restaurant maintenant plein et frénétique pour venir la rejoindre. Il portait son costume charbon de bois Armani le plus soigné et ses cheveux foncés grisonnants étaient coupés à la perfection. Il était grand, en forme, beau et accompli à l’extrême. Même au bout de quatre ans, Olivia avait du mal à croire qu’ils étaient ensemble.
Même si elle ne l’aurait jamais avoué à qui que ce soit, parfois, elle sentait qu’elle manquait un peu d’assurance quand elle se disait que Matt était vraiment un parti exceptionnel. Elle se réconfortait en se disant que c’était un point positif. Après tout, ça lui permettait de rester vigilante, d’être consciente de sa propre image et de se battre pour mieux réussir sa carrière.
– Salut, Matt, dit-elle avec un sourire. Contente de te retrouver. Quelle surprise de te voir de retour en ville ! J’adore ta coiffure.
Elle se releva et tira sur sa robe moulante pour la descendre sur ses hanches, espérant qu’il ne remarquerait pas le camouflage qu’elle avait effectué sur ses bas. Il l’embrassa sur la joue sans faire de commentaire et elle en fut soulagée. Ils s’assirent.
Olivia commanda le Tignanello et, pendant qu’ils attendaient qu’il arrive, elle commença la conversation difficile à laquelle elle s’était préparée.
– Je suis sûre que ça va te choquer, mais je suis vraiment malheureuse.
Matt leva les sourcils.
– Vraiment ?
Olivia inspira profondément. C’était le moment de tout déballer.
– Le problème, c’est le travail.
Matt cligna rapidement des yeux, comme s’il ne s’était pas attendu à ce qu’elle dise ça.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il prudemment.
– J’ai l’impression d’avoir vendu mon âme. Ma vie prend une direction à laquelle je ne m’étais pas attendue et je – je déteste ça.
En vérité, si elle avait l’impression de s’être vendue, c’était parce que Valley Wines était le contraire de tout ce en quoi elle croyait.
La première fois qu’Olivia avait assisté à une dégustation de Valley Wines, elle n’y avait bu que deux petits verres mais, le lendemain, elle s’était réveillée avec un mal de tête brutal qui lui avait donné des élancements toute la journée.
D’habitude, deux petits verres de vin n’avaient pas un effet aussi néfaste. Curieuse de découvrir ce qu’il y avait exactement dans ces vins, elle avait fait ses recherches. Cela n’avait pas été facile, mais Olivia était patiente et persistante et elle adorait être confrontée à une énigme difficile à résoudre. Suite à des recherches en ligne, des appels téléphoniques prudents et des réunions confidentielles en face à face, elle avait découvert la vérité.
– J’ai enquêté sur l’entreprise Valley Wines et elle est répugnante. Elle donne une image fallacieuse d’elle-même. Elle frise l’escroquerie et, à cause de ma campagne de marketing, tout le monde croit ce qu’elle déclare.
Matt fronça les sourcils.
– Mais, Liv, c’est à ça que servent les campagnes de marketing.
– Non ! protesta-t-elle. Dans ce cas-là, c’est différent. Ce n’est pas seulement du vin médiocre, c’est du vin bon à jeter.
– Que veux-tu dire ?
– Ils n’ont pas de ‘vignobles familiaux’. Tous les raisins sont cultivés de manière industrielle et récoltés avec des machines. De plus, ils utilisent des raisins de n’importe où, du moment qu’ils coûtent moins cher. On ne peut même pas visiter l’exploitation viticole.
– Pourquoi ? demanda Matt.
– Parce qu’il n’y en a pas, avoua Olivia. Il y a une usine immense et, en gros, ils prennent du jus de raisin alcoolisé et le gonflent avec des quantités de poudres, de compositions aromatisantes et d’additifs. Ils ont cherché quel goût plaisait à la majorité des gens et les scientifiques en alimentation ont créé des profils gustatifs qu’ils imitent à l’aide d’additifs. C’est ce que sont Valley White et Valley Red.
Pendant que Matt prenait un air dubitatif, Olivia poursuivit.
– Ils utilisent des tas de sulfites pour prolonger la durée de conservation et aussi pour que tous les lots aient le même goût. Je ne sais pas si c’est à cause des sulfites ou d’autre chose qu’ils mettent dans le vin mais, quand j’en bois, je me sens terriblement mal.
– Je ne vois toujours pas où est le problème. C’est du mauvais vin, et alors ? Les gens ne peuvent-ils pas se décider en le goûtant ? demanda Matt.
Olivia laissa échapper un soupir de contrariété.
– Le problème, c’est que toutes les boutiques en vendent, maintenant, et que cela signifie qu’il reste moins de place pour les autres marques. Donc, ma campagne cause du tort aux entreprises qui aiment vraiment le vin et qui le fabriquent correctement. J’ai la sensation d’avoir causé du tort aux bons vignerons alors qu’ils ne le méritaient pas.
Olivia grimaça quand elle pensa au succès du slogan maintenant célèbre qu’elle avait trouvé : ‘Profitez de votre journée grâce à la Vallée’.
– J’ai créé mon propre slogan, dit-elle à Matt. ‘Valley White vous donnera des insomnies’ et ‘Valley Red vous donnera des maux de tête’.
Elle s’était attendue à ce que cela le fasse rire, mais Matt ne rit pas.
Peut-être commençait-il finalement à comprendre la gravité de la situation d’Olivia.
– Matt, je me dis qu’il faut que je parte, dit-elle. Je ne peux pas continuer à travailler pour une entreprise qui représente des marques en lesquelles je ne crois pas et qui s’acharne à détruire les autres marques en lesquelles je crois. Je suis vraiment sur le point de démissionner.
Elle leva une main en plaçant le pouce et l’index près l’un de l’autre.
C’était une autre de leurs blagues préférées, mais Matt ne rit pas cette fois non plus.
– Je crains d’avoir une mauvaise nouvelle à t’annoncer, moi aussi, lui dit-il.
Olivia le contempla les yeux écarquillés.
Qu’était-il arrivé ? Est-ce que Matt avait perdu son travail ? Est-ce qu’un de ses parents était malade ?
Olivia se rendit compte que, s’il l’avait invitée ici, il devait y avoir une raison. Elle avait supposé que c’était pour la féliciter, mais il avait eu ses propres raisons et elle avait monopolisé la conversation comme une égoïste sans même chercher à se renseigner.
– Oh, Matt, je suis vraiment désolée. Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
– Je suis sûr que ça va te choquer.
Olivia cligna des yeux. Elle ne comprenait pas pourquoi Matt utilisait les mêmes mots qu’elle. Que se passait-il donc ?
Pendant un instant de folie, elle se demanda si Matt était aussi insatisfait de son travail qu’elle l’était du sien. Il en avait peut-être assez d’être gestionnaire de fonds de placement et il voulait peut-être du changement. Elle se mit à réfléchir frénétiquement et essaya d’imaginer comment ils pourraient repartir à zéro ensemble, changer de ville ou même passer un an sur une île exotique. Ce serait une belle aventure qui leur permettrait de se détendre ensemble et d’apprécier leur vie commune.
Olivia n’avait jamais réellement désiré se marier et avoir des enfants et elle savait que Matt était comme elle, mais elle aurait voulu pouvoir se permettre de passer du temps sans interruption avec lui, sans être harcelée par les rendez-vous, les réunions et les horaires de travail interminables qu’ils devaient supporter tous les deux. Sur une île, ils pourraient faire ça.
Alors, la réalité la rattrapa. Matt adorait son travail et n’avait jamais ne serait-ce que suggéré qu’il était malheureux. De plus, il était un citadin dans l’âme et il aimait la rythme de la vie urbaine. Il était impossible que ce soit ça. C’était forcément autre chose.
– Qu’est-ce qui va me choquer ? demanda-t-elle, sentant un frisson d’appréhension.
– Il ne s’agit pas du travail.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-elle d’une voix qui lui parut faible et étrange.
– Il s’agit de nous.
Il adressa à Olivia un de ses sourires navrés caractéristiques, les lèvres serrées, les yeux plissés et la tête penchée.
– Ça ne marche pas, nous deux. Je suis vraiment désolé. J’aurais voulu que ça se passe différemment, mais c’est comme ça. Même s’il est forcément difficile de le dire, je romps avec toi.
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