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III

Les Mazoures de Chopin diffèrent notablement d'avec ses Polonaises en ce qui concerne l'expression. Le caractère en est tout à fait dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates, tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. À l'impulsion une et concordante de tout un peuple succèdent des impressions purement individuelles, constamment différenciées. L'élément féminin et efféminé au lieu d'être reculé dans une pénombre quelque peu mystérieuse, s'y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.

Les temps ne sont plus où, pour dire qu'une femme était charmante, on l'appelait reconnaissante (wdzięczna); où le mot de charme lui-même dérivait de celui de gratitude (wdzięki). La femme n'apparaît plus en protégée, mais en reine; elle ne semble plus être la meilleure partie de la vie, elle fait la vie entière. L'homme est bouillant, fier, présomptueux, mais livré au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne cesse jamais d'être veiné de mélancolie, car son existence n'est plus appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la tranquillité. La patrie n'est plus!… Dorénavant toutes les destinées ne sont que les débris flottants d'un immense naufrage. Les bras de l'homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux vagues menaçantes prêtes à l'engloutir. Pourtant un port est toujours ouvert, un port est toujours là! Mais, ce port, c'est l'abîme de la honte; ce port, c'est le refuge glacial que présente l'ignominie! Maint cœur d'homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos désiré par son âme fatiguée. Vainement! À peine son regard s'y est-il arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l'aïeule aux cheveux blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d'alarme, demandant à ne pas approcher du port d'infamie, à être rejetées en haute mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres comme l'Érèbe, répétant au fond d'une âme emparadisée dans la mort par la double foi de la religion et de la patrie: Jeszcze Polska nie zginęta!…

En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une vie se décide, où les cœurs se pèsent, où les éternels dévouements se promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces contrées, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une poésie nationale, destinée, comme toutes les poésies des peuples vaincus, à transmettre le brûlant faisceau des sentiments patriotiques, sous le voile transparent d'une mélodie populaire. Aussi, n'y a-t-il rien de surprenant à ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominants dans le cœur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un héros. La Polonaise de Kosziuszko est moins historiquement célèbre que la Mazoure de Dombrowski, devenue chant national à cause de ses paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans à cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu'au dernier écho de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.

Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce qu'assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins à ce qu'affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de Polonaises nationales, plus de Mazoures populaires. Pour parler d'elles, il faut remonter au-delà de cette époque, alors que musique et paroles reproduisaient également cette opposition, d'un héroïque et attrayant effet, entre le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger, dont naît le besoin de réjouir la misère, (cieszyc bide), qui fait rechercher un étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives fictions. Les vers qu'on chante sur ses mélodies, leur donnent en outre le privilège de se lier plus intimement que d'autres airs de danse à la vie des souvenirs. Des voix fraîches et sonores les ont bien des fois répétées dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. Elles ont été fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces instants où l'émotion surprend inopinément, lorsqu'une rencontre, un tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d'un éclat impérissable pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de l'avenir.

Chopin s'est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamants; en réunissant jusqu'à leur poussière, il les a montés en ruisselants écrins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, où il y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'élans spontanés, de bondissants enthousiasmes, de prières muettes, ses souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aidé à créer des poèmes, à fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance, d'appartenir désormais à ces types idéalisés que l'art consacre dans son royaume de son lustre resplendissant?

Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que là qu'on peut saisir ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe d'armes au fleuret où l'on s'attaque et se pare avec une égale indifférence, où l'on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne répondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacité de la polka devient aisément équivoque; que les menuets, les fandangos, les tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui n'intéressent que les exécutants, dans lesquels l'homme n'a pour tâche que de faire valoir la femme, le public d'autre rôle que de suivre assez maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n'est point à son adresse,—dans la mazoure, le rôle de l'homme ne le cède ni en importance, ni en grâce à celui de sa danseuse et le public est aussi de la partie.

Les longs intervalles qui séparent l'apparition successive des paires étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la préférence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est à lui donc qu'elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter formellement en s'élançant vers lui et se reposant sur son bras, mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances que savent lui donner la bienveillance et l'adresse féminines, depuis l'élan passionné jusqu'à l'abandon le plus distrait.

Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées. Toutes les paires, ensuite, s'élancent les unes après les autres en suivant la première, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme une revue, dont l'énumération ne le céderait guère en intérêt à celles qu'Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de bataille! Au bout d'une heure ou deux le même cercle se reforme pour terminer la danse dans une ronde d'une rapidité étourdissante, durant laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente entre soi, le plus ému et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la mélodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à la fois. Les jours où l'amusement et le plaisir répandent parmi tous une gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans les organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est encore reprise, son pas accéléré ne permet guère de soupçonner la moindre lassitude chez les femmes de là-bas, créatures aussi délicates et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et infatigables souplesses de l'acier.

Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand défilé terminés, l'attention de la salle entière, loin d'être offusquée par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'égale beauté, se lançant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les tours de la salle de bal! Avançant d'abord avec une sorte d'hésitation timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d'un coup, portée sur les ailes d'un pas de basque allongé. Alors ses paupières se lèvent et, telle qu'une divinité chasseresse, le front haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l'air comme la barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires, quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter avec une rapidité prestigieuse d'un bout à l'autre de la salle. Elle glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'à ce qu'épuisée, haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlève un instant en l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivré.

En revanche, l'homme accepté par une femme s'en empare comme d'une conquête dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer à ses rivaux, avant de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante étreinte à travers laquelle on aperçoit encore l'expression narguante du vainqueur, la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un défi, quitte un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu après avec un empressement passionné! Les figures les plus multiples viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse; un troisième survient en frappant des mains et enlève l'une d'elles à son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de son charme, de sa grâce incomparable. Quand c'est une des reines de la fête qui est ainsi réclamée, les plus brillants jeunes hommes se succèdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donné la main.

Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de cette danse; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi bien que la majesté de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les plus enviées. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant pas abstraction du public, mais s'adressant à lui tout au contraire, il règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité mutuelle aussi plein de décence que d'entraînement.

D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, sitôt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspiré des passions inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par des lèvres qui savaient se plier à l'imploration après avoir été scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes règnent, que de fiévreuses paroles, que d'espérances indéfinies, que de charmantes ivresses, que d'illusions, que de désespoirs, n'ont pas dû se succéder durant les cadences de ces Mazoures, dont plus d'une vibre dans le souvenir de chacune d'elles comme l'écho de quelque passion évanouie, de quelque sentimentale déclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa vie n'ait terminé une mazoure, les joues plus brûlantes d'émotion que de fatigue?

Que de liens inattendus formés dans ces longs tête-à-tête au milieu de la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom guerrier, quelque souvenir historique, attaché aux paroles et incarné pour toujours dans la mélodie? Que de promesses s'y sont échangées dont le dernier mot, prenant le ciel à témoin, ne fut jamais oublié par le cœur qui attendit fidèlement le ciel pour retrouver là-haut un bonheur que le sort avait ajourné ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont échangés, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si le même sang avait coulé dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en persécuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase s'y sont donné rendez-vous à si longue échéance, que l'automne de la vie pouvait succéder à son printemps, tous deux croyant plutôt à leur fidélité à travers tous les remous de l'existence qu'à la possibilité d'un bonheur privé de la sanction paternelle! Que de tristes affections, secrètement nourries en ceux que séparaient les infranchissables distances de la richesse et du rang, n'ont pu se révéler que dans ces instants uniques où le monde admire la beauté plus que la richesse, la bonne mine plus que le rang! Que de destinées désunies par la naissance et les griefs d'une autre génération, ne se sont jamais rapprochées que dans ces rencontres périodiques, étincelantes de triomphes et de joies cachées, dont le pâle et lointain reflet devait éclairer à lui seul une longue série d'années ténébreuses; car, le poète l'a dit: l'absence est un monde sans soleil!

Que de courtes amours s'y sont nouées et dénouées le même soir entre ceux qui, ne s'étant jamais vus et ne devant plus se revoir, pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entamés avec insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont abouti à de profonds attachements! Que de confidences y ont été éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette d'inconnu à inconnu, lorsqu'on est délivré de la tyrannie des ménagements obligés! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du hasard… et qui n'ont point été relevés par les maladroits!…

Chopin a dégagé l'inconnu de poésie, qui n'était qu'indiqué dans les thèmes originaux des Mazoures

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