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C'est par cette danse qu'un maître de maison ouvrait chaque bal, non avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honorée, souvent la plus âgée des femmes présentes, la jeunesse n'étant pas seule appelée à former la phalange dont les évolutions commençaient toute fête, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue d'elle-même. Après le maître de la maison, c'étaient d'abord les hommes les plus considérables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec amitié, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs préférées, ceux-là les plus influentes. L'amphitryon avait à remplir une tâche moins aisée qu'aujourd'hui. Il était tenu de faire parcourir à la troupe alignée qu'il conduisait mille méandres capricieux, à travers tous les appartements où se pressait le reste des invités, plus tardifs à faire partie de sa brillante suite. On lui savait gré d'atteindre aux galeries les plus éloignées, aux parterres des jardins confinant à leurs bosquets illuminés où la musique n'arrivait plus qu'en échos affaiblis. En revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui rangés en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux qui n'appartenaient point à cette procession guettaient immobiles son passage comme celui d'une comète resplendissante, jamais le maître de maison, conducteur de la première paire, ne négligeait de donner à son port et à sa prestance cette dignité mêlée de gaillardise qu'admirent les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux à la fois, il eût cru manquer à ses hôtes en n'étalant point à leurs yeux, avec une naïveté qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il éprouvait de voir rassemblés chez lui de si illustres amis, de si notables partisans, tous empressés en le visitant à se parer richement pour lui faire honneur.

On traversait, guidé par lui dans cette pérégrination première, des détours inopinés dont les aspects étaient parfois dus à des surprises ménagées d'avance, à des supercheries d'architecture ou de décoration, dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, étaient adaptés aux plaisirs du jour. Le châtelain en faisait les honneurs de quelque manière aussi imprévue que galante, s'ils renfermaient quelque monument de circonstance, quelque hommage au plus vaillant ou à la plus belle. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus elles dénotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes, et plus la partie juvénile de la société applaudissait, plus elle faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants chœurs de rires aux oreilles du coryphée, qui gagnait ainsi en réputation, devenait un partner privilégié et recherché. S'il était déjà d'un certain âge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes d'exploration, des députations de jeunes filles venant le remercier et le complimenter au nom de toutes. Par leur récits, les jolies voyageuses fournissaient un aliment aux curiosités des convives et augmentaient l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subséquentes.

En ce pays d'aristocratique démocratie, d'élections turbulentes, il n'était pas le moins indifférent d'émerveiller les assistants des tribunes de la salle de bal, puisque là se rangeaient les nombreux dépendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois même de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman, hommes de cour ou hommes d'État. Ceux d'entre eux qui restaient dans leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui ressemblaient à des chaumières, répétaient glorieusement: «Tout noble derrière sa haie, est l'égal de son palatin». Szlachcié na zagrodzie, rówien wojewodzie. Mais, il y en avait beaucoup qui préféraient courir les chances de la fortune et se mettre eux-mêmes ou leur famille, fils, sœurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux jours des grandes fêtes, leur manque de parure, leur abstention volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilège de se joindre à la danse. Les maîtres de la maison ne dédaignaient pas le plaisir de les éblouir, lorsque le cortège ruisselant des feux irisés d'une élégance somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards admiratifs, en qui parfois perçait l'envie, quoique cachée sous les applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de l'attachement.

Pareille à un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui glissait sur les parquets, tantôt se déroulait dans toute sa longueur, tantôt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le jeu des couleurs les plus variées, pour faire bruire comme des sonnettes assourdies les chaînes d'or, les sabres traînants, les lourds et superbes damas brodés de perles, rayés de diamants, parsemés de nœuds et de rubans aux frou-frou bavards. Le murmure des voix s'annonçait de loin, semblable à un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au jacassement des flots de cette rivière flambante.

Mais, le génie de l'hospitalité qui, en Pologne, paraissait autant s'inspirer des délicatesses que la civilisation développe, que de la touchante simplicité des mœurs primitives, ne faisant défaut à aucune de leurs bienséances, comment ne l'eût-on pas retrouvée dans les détails de leur danse par excellence? Après que le maître de la maison avait rendu hommage à ses convives en inaugurant la soirée, en guidant le premier sur le parcours préparé la plus noble, la plus fêtée, la plus importante des femmes présentes, chacun de ses hôtes avait le droit de venir le remplacer auprès de sa dame et de se mettre ainsi à la tête du cortège. Frappant des mains d'abord pour l'arrêter un instant, il s'inclinait devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agréer, pendant que celui à qui il l'enlevait rendait la pareille à la paire suivante, exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par là de cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu réclamait l'honneur de conduire la première d'entre elles, restaient cependant dans la même succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait que celui qui avait commencé la danse se trouvait avant sa fin en être le dernier, sinon tout à fait exclu.

Le cavalier qui se plaçait à la tête de la colonne s'efforçait de surpasser son prédécesseur en pertise, par des combinaisons inusitées, par les circuits qu'il faisait décrire, lesquels, bornés à une seule salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses arabesques et même des chiffres! Il décelait son art et ses droits au rôle qu'il avait pris en les imaginant serrés, compliqués, inextricables, en les décrivant néanmoins avec tant de justesse et de sûreté que le ruban animé, contourné en tous sens, ne se déchirait jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en résultaient. Quant aux femmes et à ceux qui n'avaient qu'à continuer l'impulsion déjà donnée, il ne leur était cependant point permis de se traîner indolemment sur le parquet. La démarche devait être rhythmée, cadencée, ondulée; elle devait imprimer au corps entier un balancement harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hâte, de se déplacer précipitamment, de paraître mû par une nécessité. On glissait comme les cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperçues soulevaient et abaissaient les tailles flexibles!

L'homme offrait à sa dame tantôt une main, tantôt l'autre, effleurant parfois à peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa paume: il passait à sa gauche ou à sa droite sans la quitter et ces mouvements, imités par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute l'étendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour marquer la mesure, la crépitation de la soie s'accentuer, les colliers résonner comme des clochettes minuscules légèrement touchées. Puis, toutes les sonorités interrompues reprenaient leur cours; les pas légers et les pas lourds recommençaient, les bracelets heurtaient les bagues, les éventails frôlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et, la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses retentissements. Quoique préoccupé, absorbé en apparence par ces multiples manœuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidèlement, le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et, profitant de quelque instant favorable, lui glisser à l'oreille, de doux propos si elle était jeune, des confidences, des sollicitations, des nouvelles intéressantes, si elle ne l'était plus. Après quoi, se relevant fièrement, il faisait sonner l'or de ses éperons, l'acier de ses armes, caressait sa moustache, et donnait à tous ses gestes une expression qui obligeait la femme à y répondre par une contenance compréhensive et intelligente.

Ainsi, ce n'était point une promenade banale et dénuée de sens qu'on accomplissait; c'était un défilé où, si nous osions dire, la société entière faisait la roue et se délectait dans sa propre admiration, en se voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'était une constante mise en scène de son lustre, de ses renommées, de ses gloires. Là, les évêques, les hauts prélats et gens d'église4, les hommes blanchis dans les camps ou les joutes de l'éloquence, les capitaines qui avaient plus souvent porté la cuirasse que les vêtements de paix, les grands dignitaires de l'État, les vieux sénateurs, les palatins belliqueux, les castellans ambitieux, étaient les danseurs attendus, désirés, disputés par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins graves, dans ces choix éphémères où l'honneur et les honneurs égalisaient les années et pouvaient donner l'avantage sur l'amour lui-même. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu quitter le zupan et le kontusz antiques, dont la chevelure était rasée aux tempes comme celle de leurs ancêtres, les évolutions oubliées et les à-propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris à quel point cette nation si fière d'elle-même avait l'instinct inné de la représentation, à quel point elle s'en faisait besoin et combien, par le génie de la grâce que la nature lui a départi, elle poétisait ce goût ostentatoire en y mêlant le reflet des nobles sentiments et le charme des fines intentions.

Lorsque nous nous sommes trouvés dans la patrie de Chopin, dont le souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intérêt, il nous a été donné de rencontrer de ces individualités traditionnelles et historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la civilisation européenne, quand elle ne modifie pas le fond des caractères nationaux, efface du moins leurs aspérités et lime leurs formes extérieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de quelques-uns de ces hommes d'une intelligence supérieure, cultivée, érudite, puissamment exercée par une vie d'action, mais dont l'horizon ne s'étend pas au-delà des bornes de leur pays, de leur société, de leur littérature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos entretiens avec eux, (qu'un interprète rendait possible ou facilitait), dans leur manière de juger le fond et les formes de mœurs nouvelles, quelques échappées des temps passés et de ce qui constituait leur grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalité d'un point de vue complètement exclusif est curieuse à observer. En diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote l'esprit d'une singulière vigueur, d'un flair acut et sauvage à l'endroit des intérêts qui lui sont chers; d'une énergie que rien ne peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant étranger. Ceux qui ont conservé cette originalité peuvent seuls représenter, comme un miroir fidèle, le tableau exact du passé en lui maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils reflètent, en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent, l'esprit qui les avait créées.

Chopin était venu trop tard et avait quitté ses foyers trop tôt pour posséder cette exclusivité de point de vue; mais, il en avait connu de nombreux exemples et, à travers les souvenirs de son enfance, non moins sans doute qu'à travers l'histoire et la poésie de sa patrie, il a si bien trouvé par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une éternelle jeunesse. Aussi, comme chaque poète est mieux compris, mieux apprécié par les voyageurs auxquels il est arrivé de parcourir les lieux qui l'ont inspiré en y cherchant la trace de leurs visions: comme Pindare et Ossian sont plus intimement pénétrés par ceux qui ont visité les vestiges du Parthénon éclairés des radiances de leur limpide atmosphère, les sites d'Écosse gazés de brouillards, de même le sentiment inspirateur de Chopin ne se révèle tout entier que lorsqu'on a été dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laissée par les siècles écoulés, qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a rencontré son fantôme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son patrimoine! Il apparaît pour effrayer ou attrister les cœurs alors qu'on s'y attend le moins et, en surgissant aux récits et aux remémorations des anciens temps, il porte avec lui une épouvante semblable à celle que répand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la Mort, la Mara ceinte d'une écharpe rouge qu'on aperçoit, disent-ils, marquant d'une tâche de sang la porte des villages que la destruction va s'approprier.

Nous aurions certainement hésité à parler de la Polonaise, après les beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il en fit dans le dernier chant du Pan Tadeusz

 



 






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