Chez Rasseneur, après avoir mangé une soupe, Étienne, remonté dans l’étroite chambre qu’il allait occuper sous le toit, en face du Voreux, était tombé sur son lit, tout vêtu, assommé de fatigue. En deux jours, il n’avait pas dormi quatre heures. Quand il s’éveilla, au crépuscule, il resta étourdi un instant, sans reconnaître le lieu où il se trouvait; et il éprouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tête, qu’il se mit péniblement debout, avec l’idée de prendre l’air, avant de dîner et de se coucher pour la nuit.
Étienne marcha devant lui, au hasard, n’ayant d’autre but que de secouer sa fièvre. Lorsqu’il passa devant le Voreux, assombri déjà au fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il s’arrêta un moment, pour voir la sortie des ouvriers a la journée. Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs à l’accrochage, des palefreniers s’en allaient par bandes, mêlés aux filles du criblage, vagues et rieuses dans l’ombre.
D’abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron. Elle le querellait, parce qu’il ne l’avait pas soutenue, dans une contestation avec un surveillant, pour son compte de pierres.
– Oh! sacrée chiffe, va! s’il est permis d’être un homme et de s’aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous mangent!
Pierron la suivait paisiblement, sans répondre. Il finit par dire:
– Fallait peut-être sauter sur le chef. Merci! pour avoir des ennuis!
– Tends le derrière, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si ma fille m’avait écoutée!.. Ça ne suffit donc pas qu’ils m’aient tué le père, tu voudrais peut-être que je dise merci. Non, vois-tu, j’aurai leur peau!
Les voix se perdirent, Étienne la regarda disparaître, avec son nez d’aigle, ses cheveux blancs envolés, ses longs bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derrière lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prêter l’oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait là, et que son ami Mouquet venait d’aborder.
– Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan.
– Tout à l’heure, j’ai affaire.
– Quoi donc?
Le moulineur se tourna et aperçut Philomène qui sortait du criblage. Il crut comprendre.
– Ah! bon, c’est ça… Alors, je pars devant.
– Oui, je te rattraperai.
Mouquet, en s’en allant, se rencontra avec son père, le vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le père filait le long du canal.
Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce même chemin écarté, malgré sa résistance. Elle était pressée, une autre fois; et ils se disputaient, tous deux, en vieux ménage. Ça n’avait rien de drôle, de ne se voir que dehors, surtout l’hiver, lorsque la terre est mouillée et qu’on n’a pas les blés pour se coucher dedans.
– Mais non, ce n’est pas ça, murmura-t-il impatienté. J’ai à te dire une chose.
Il la tenait à la taille, il l’emmenait doucement. Puis, lorsqu’ils furent dans l’ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de l’argent.
– Pour quoi faire? demanda-t-elle.
Lui, alors, s’embrouilla, parla d’une dette de deux francs qui allait désespérer sa famille.
– Tais-toi donc!.. J’ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, où il y a ces sales femmes de chanteuses.
Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d’honneur. Puis, comme elle haussait les épaules, il dit brusquement:
– Viens avec nous, si ça t’amuse… Tu vois que tu ne me déranges pas. Pour ce que j’en veux faire, des chanteuses!.. Viens-tu?
– Et le petit? répondit-elle. Est-ce qu’on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours?… Laisse-moi rentrer, je parie qu’ils ne s’entendent plus, à la maison.
Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c’était pour ne pas avoir l’air bête devant Mouquet, auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. Vaincue, elle avait retroussé une basque de son caraco, elle coupait de l’ongle le fil et tirait des pièces de dix sous d’un coin de la bordure. De crainte d’être volée par sa mère, elle cachait là le gain des heures qu’elle faisait en plus, à la fosse.
– J’en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t’en donner trois… Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mère à nous marier. En voilà assez, de cette vie en l’air! Avec ça, maman me reproche toutes les bouchées que je mange… Jure, jure d’abord.
Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria que c’était une chose promise, sacrée; puis, lorsqu’il tint les trois pièces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait poussé les choses jusqu’au bout, dans ce coin du terri qui était la chambre d’hiver de leur vieux ménage, si elle n’avait répété que non, que ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au coron toute seule, pendant qu’il coupait à travers champs, pour rejoindre son camarade.
Étienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre, croyant à un simple rendez-vous. Les filles étaient précoces, aux fosses; et il se rappelait les ouvrières de Lille, qu’il attendait derrière les fabriques, ces bandes de filles gâtées dès quatorze ans, dans les abandons de la misère. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il s’arrêta.
C’était, en bas du terri, dans un creux où de grosses pierres avaient glissé, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et Bébert, assise l’une à sa droite, l’autre à sa gauche.
– Hein? vous dites?… Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous réclamez… Qui est-ce qui a eu l’idée, voyons!
En effet, Jeanlin avait eu une idée. Après s’être, pendant une heure, le long du canal, roulé dans les prés en cueillant des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu’on ne mangerait jamais tout ça chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il était allé à Montsou, gardant Bébert pour faire le guet, poussant Lydie à sonner chez les bourgeois, où elle offrait les pissenlits. Il disait, expérimenté déjà, que les filles vendaient ce qu’elles voulaient. Dans l’ardeur du négoce, le tas entier y avait passé; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain.
– C’est injuste! déclara Bébert. Faut diviser en trois… Si tu gardes sept sous, nous n’en aurons plus que deux chacun.
– De quoi, injuste? répliqua Jeanlin furieux. J’en ai cueilli davantage, d’abord!
L’autre d’ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une crédulité qui le rendait continuellement victime. Plus âgé et plus fort, il se laissait même gifler. Mais, cette fois, l’idée de tout cet argent l’excitait à la résistance.
– N’est-ce pas? Lydie, il nous vole… S’il ne partage pas, nous le dirons à sa mère.
Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez.
– Répète un peu. C’est moi qui irai dire chez vous que vous avez vendu la salade à maman… Et puis, bougre de bête, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie pour voir, toi qui es malin… Voilà chacun vos deux sous. Dépêchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche.
Dompté, Bébert accepta les deux sous. Lydie, tremblante, n’avait rien dit, car elle éprouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui tendait les deux sous, elle avança la main avec un rire soumis. Mais il se ravisa brusquement.
– Hein? qu’est-ce que tu vas fiche de tout ça?… Ta mère te le chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher… Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d’argent, tu m’en demanderas.
Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il l’avait empoignée en riant, il se roulait avec elle sur le terri. C’était sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l’amour qu’ils entendaient et qu’ils voyaient chez eux, derrière les cloisons, par les fentes des portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guère, trop jeunes, tâtonnant, jouant, pendant des heures, à des jeux de petits chiens vicieux. Lui appelait ça «faire papa et maman»; et, quand il l’emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le tremblement délicieux de l’instinct, souvent fâchée, mais cédant toujours dans l’attente de quelque chose qui ne venait point.
Comme Bébert n’était pas admis à ces parties-là, et qu’il recevait une bourrade, dès qu’il voulait tâter de Lydie, il restait gêné, travaillé de colère et de malaise, quand les deux autres s’amusaient, ce dont ils ne se gênaient nullement en sa présence. Aussi n’avait-il qu’une idée, les effrayer, les déranger, en leur criant qu’on les voyait.
– C’est foutu, v’là un homme qui regarde!
Cette fois, il ne mentait pas, c’était Étienne qui se décidait à continuer son chemin. Les enfants bondirent, se sauvèrent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal, amusé de la belle peur de ces polissons. Sans doute, c’était trop tôt à leur âge; mais quoi? ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu’il aurait fallu les attacher, pour les tenir. Au fond cependant, Étienne devenait triste.
Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait à Réquillart, et là, autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rôdaient avec leurs amoureux. C’était le rendez-vous commun, le coin écarté et désert, où les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n’osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient à chacun l’ancien carreau, changé en un terrain vague, obstrué par les débris de deux hangars qui s’étaient écroulés, et par les carcasses des grands chevalets restés debout. Des berlines hors d’usage traînaient, d’anciens bois à moitié pourris entassaient des meules; tandis qu’une végétation drue reconquérait ce coin de terre, s’étalait en herbe épaisse, jaillissait en jeunes arbres déjà forts. Aussi chaque fille s’y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans les berlines. On se logeait quand même, coudes à coudes, sans s’occuper des voisins. Et il semblait que ce fût, autour de la machine éteinte, près de ce puits las de dégorger de la houille, une revanche de la création, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l’instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, à peine femmes.
Pourtant, un gardien habitait là, le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi détruit, deux pièces, que la chute attendue des dernières charpentes menaçait d’un continuel écrasement. Il avait même dû étayer une partie du plafond; et il y vivait très bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l’autre. Comme les fenêtres n’avaient plus une seule vitre, il s’était décidé à les boucher en clouant des planches: on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s’occupaitjamais des ruines de Réquillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine.
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