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CHAPITRE QUATRE

11 novembre

16:15, heure normale de l’Est

Cimetière du mont Carmel

Reston, Virginie

Une unique rose rouge fraîchement coupée gisait sur l’herbe brunie. Luke contemplait le nom et l’épitaphe gravés dans le marbre noir miroitant :

REBECCA ST. JOHN
Vivre, rire, aimer

Ce jour maussade et couvert s’estompait déjà à l’approche de la nuit. Un frisson le parcourut. Il était épuisé par le long voyage de retour vers l’est. Il était également rasé de frais, avait les cheveux courts – il n’était plus protégé du froid par sa crinière hirsute. Il détourna son regard de la pierre tombale et parcourut le cimetière, rangée après rangée de tombes couvrant les pentes douces d’une colline dans un quartier tranquille de la banlieue de Washington.

Il leva les yeux vers le ciel plombé. Quand ils s’étaient mariés, Becca avait pris le nom de son mari. Apparemment, elle avait choisi d’être enterrée sous son nom de jeune fille. Ça le carbonisait au fond de lui. Leur rupture avait été totale. Il faillit lever le poing au ciel, contre Becca, où qu’elle puisse être maintenant.

La haïssait-il ? Non. Mais elle le mettait très, très en colère. Elle lui avait reproché tout ce qui avait raté durant leur mariage, y compris sa propre mort d’un cancer.

Au bas de la colline, une centaine de mètres plus loin sur la route du cimetière, une limousine d’un noir brillant s’arrêta devant la berline de location quelconque de Luke. Un chauffeur en livrée noire et casquette ouvrit la portière arrière.

Deux silhouettes en sortirent. L’une était un jeune garçon de grande taille comme son père, portant jean, sneakers, chemise et coupe-vent. L’autre était une vieille femme un peu voûtée, vêtue d’un lourd et long manteau de laine pour se protéger de la fraîcheur humide de l’automne. Luke n’eut pas à se demander qui elles étaient, il le savait déjà.

Il avait triché, bien sûr. Quinze minutes plus tôt, il avait suivi cette même limousine. Quand il avait deviné où elle allait, il avait décidé de la devancer ici. Les deux personnes qui remontaient lentement l’allée, bras dessus bras dessous, étaient Audrey, la mère de Becca, âgée de 72 ans, et Gunner, le fils de Luke et Becca, âgé de 13 ans.

Luke détourna les yeux tandis qu’ils approchaient, et scruta l’horizon comme s’il avait repéré quelque chose. Quand il reporta son regard sur eux, ils étaient tout proches. Il observa leur arrivée. Audrey avançait lentement, prêtant attention à chacun de ses pas – elle paraissait plus âgée qu’elle ne l’était. Gunner marchait maladroitement à ses côtés, afin de la soutenir. Ce rythme lent lui faisait presque perdre l’équilibre – il était tel un jeune poulain à l’écurie, tout en énergie frustrée, avide de déchaîner sa fougue et sa puissance.

Gunner posa sur Luke un regard interrogateur qui ne dura que quelques secondes. Cela faisait presque deux ans qu’ils ne s’étaient pas revus – un laps de temps immense à l’âge du garçon – et pendant un bref instant, il montra clairement qu’il ne savait pas qui était Luke. Puis ses traits s’assombrirent quand il réalisa qu’il voyait son propre père. Après quoi il baissa les yeux.

Audrey reconnut Luke tout de suite.

– En quoi pouvons-nous vous aider ? lança-t-elle avant même qu’ils n’atteignent la pierre tombale.

– Vous, en rien, répondit Luke.

Audrey et son mari Lance ne l’avaient jamais accepté comme gendre. Ils avaient eu une influence toxique sur son mariage bien avant que Becca et lui n’aient échangé leurs vœux. Luke n’avait rien à dire à Audrey.

– Qu’est-ce que tu fais ici, papa ? s’enquit Gunner.

Sa voix était devenue plus grave. Dans sa gorge saillait une pomme d’Adam qui n’était pas là avant.

– C’est la présidente qui m’a fait venir ici. Mais je voulais te voir d’abord.

– Votre présidente a perdu, déclara Audrey. Elle est terrée à la Maison-Blanche comme une folle, refusant d’admettre sa défaite. J’ai toujours su qu’il y avait quelque chose de louche chez elle. Maintenant, c’est visible du monde entier. Espérait-elle devenir impératrice ?

Luke observa Audrey, s’imprégna d’elle, prenant tout son temps. Elle avait des yeux creux aux iris si sombres qu’ils semblaient presque noirs. Elle avait un nez pointu en forme de bec. Ses épaules étaient voûtées et ses mains incroyablement frêles. Elle lui évoquait un oiseau : un corbeau, ou peut-être un vautour. Un charognard en tout cas.

– Elle a perdu, répéta-t-elle. Elle doit tourner la page et se préparer à remettre les rênes du pouvoir au vainqueur.

– Gunner ? apostropha Luke, ignorant Audrey à présent. On peut faire quelques pas ensemble ?

– J’ai dit à Rebecca, en termes clairs, de ne pas vous épouser. Je lui ai dit que ça finirait en catastrophe. Mais je n’aurais jamais imaginé qu’on en arriverait là.

– Gunner ? répéta Luke.

Mais le garçon regardait ailleurs à présent. Luke vit une larme rouler le long de sa joue. Le gosse déglutit avec peine.

– Je voudrais juste m’excuser.

Les mots sortaient mal. Des excuses ? Ce ne serait pas suffisant, Luke le savait. Il allait falloir bien plus que des excuses pour rétablir la situation, si c’était même possible. Il voulait le dire à Gunner. Il voulait lui dire qu’il ferait tout et n’importe quoi si seulement il le laissait revenir dans sa vie.

Il avait commis une terrible erreur. Il la réparerait, dût-il y consacrer le restant de ses jours.

Gunner le regarda, pleurant sans retenue cette fois. Les larmes roulaient sur ses joues.

– Je ne veux pas te parler. (Il secoua la tête.) Je ne veux pas te voir. Je veux juste t’oublier, tu comprends pas ?

Luke hocha la tête.

– Okay, okay, je peux le respecter. Mais sache que je t’aime et que je suis toujours prêt à t’écouter. Tu as toujours mon numéro ? Tu n’as qu’à m’appeler si tu changes d’avis.

– Je n’ai pas ton numéro, rétorqua Gunner. Et je ne changerai pas d’avis.

Luke opina de nouveau.

– En ce cas, je te laisse…

La voix d’Audrey poursuivit Luke sur le chemin :

– Ça me paraît une bonne idée : laissez ce garçon tranquille.

Elle se mit à rire, un caquètement insane qui aurait pu passer pour une quinte de toux si Luke ne la connaissait pas.

– Laissez-nous avec nos morts !

Luke rejoignit sa voiture, enclencha la vitesse et arriva presque aux grilles du cimetière avant de se mettre à pleurer à son tour.

CHAPITRE CINQ

16:57, heure normale de l’Est

Bar Chez Bubba

Chester, Pennsylvanie

Personne ne se rappelait qui était Bubba.

La petite taverne était sise à un coin de rue au sud-est de Chester, près de la rivière, depuis peu après la Seconde Guerre mondiale. Elle avait été tenue par une dizaine de personnes, à un moment où un autre, et s’était toujours appelée Chez Bubba, d’aussi loin qu’on s’en souvienne. Mais nul ne savait pourquoi.

– J’imagine qu’elle va jeter l’éponge, avança un homme au bar.

– Y s’rait temps, grogna un autre.

C’était Marc Reeves qui tenait le manche aujourd’hui. Marc était un vieux routier de 67 ans. Il avait servi de la bière dans ce bar, par intermittence, pendant les vingt-cinq dernières années, survivant à trois patrons différents. Depuis ce bar, il avait regardé toute la ville partir à vau-l’eau. Dans une ville où presque tout était fermé ou sur le point de l’être, Chez Bubba faisait figure de success-story. Pour autant, personne ne le gardait très longtemps.

Le problème, c’était que l’endroit était au point mort : il ne perdait pas d’argent, mais n’en gagnait pas non plus. Il valait mieux y travailler, ou y boire, que le posséder. Au moins on recevait quelque chose pour sa peine.

Une grosse vieille télé cathodique était fixée sur une barre de fer derrière le bar. À cette heure de l’après-midi, quatre ou cinq buveurs s’alignaient le long du comptoir, ruinant leurs chèques de la sécurité sociale et ce qui restait de leur foie. D’habitude, la télévision était calée sur n’importe quel jeu en cours. Or aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, la présidente tenait sa première conférence de presse depuis qu’elle avait perdu l’élection.

Marc avait été sceptique à son sujet lorsqu’elle est entrée en fonction, surtout vu les circonstances, mais elle avait grandi dans son estime. Il pensait qu’elle avait fait un assez bon travail, dans l’ensemble. Elle et le pays avaient affronté beaucoup de tempêtes. Hier, il avait donc fait une chose qu’il faisait rarement : il avait voté pour elle. Il n’était pas entré dans un bureau de vote depuis douze ans.

Tout le monde n’avait pas partagé sa décision.

– J’aime bien ce nouveau gars, déclara un gros type au comptoir.

On l’appelait Skipper, bien qu’il n’ait sans doute jamais mis les pieds sur un bateau de sa vie.

– Qu’est-ce que Susan Hopkins a jamais fait pour Chester, Pennsylvanie ? reprit-il. C’est ce que j’aimerais savoir. De toute façon, il est temps que quelqu’un mette un coup d’arrêt à tous ces Chinois qui envahissent le pays.

– Et nous rende nos boulots, pendant que tu y es, renchérit un dénommé Steve-O.

Steve-O était si mince qu’il ressemblait à l’un de ces cure-pipes à forme humaine. Il venait ici tous les jours siffler bière et bourbon. Marc n’avait jamais vu Steve-O avaler la moindre parcelle de nourriture. Il semblait ne tenir que par l’alcool.

Marc essuyait des pintes tout juste sorties du lave-vaisselle.

– Steve-O, tu es en invalidité depuis vingt ans.

– J’ai pas dit me rendre mon boulot, répliqua Steve-O.

Quelques-uns s’esclaffèrent.

À la télé apparut une tribune vide, flanquée de drapeaux américains.

– Mesdames et messieurs, la présidente des États-Unis, annonça une voix feutrée.

Susan Hopkins gagna la tribune par la droite. Elle portait un tailleur pantalon brun-roux, ses cheveux blonds étaient coupés court. Très belle. Marc se souvenait d’elle à l’époque où elle était mannequin, en particulier d’un certain numéro de Sports Illustrated sur les maillots de bain, il y avait vingt-cinq ans de cela. Il était alors d’âge moyen, marié avec des enfants. Quelque chose lui avait fendu le cœur dans son port-folio : elle paraissait éthérée, inaccessible, d’un autre monde. Il n’avait pas de mots pour la décrire. Et elle était encore plus belle aujourd’hui, plus terrestre, plus mature. Marc aimait les femmes qui avaient un peu de kilométrage.

– Fous-toi à poil, chérie ! lança Steve-O, suscitant quelques gloussements parmi l’assemblée.

Marc lui avait servi six shots et six bières au cours des deux dernières heures. Il dirait que Steve-O était visiblement saoul maintenant. Et qu’il commençait à lui taper sur les nerfs.

– Steve-O, je vais cesser de te servir.

Celui-ci le regarda.

– Hein ?

– Ferme-la ou rentre chez toi. C’est ce que je dis.

Marc se tourna vers l’écran. Hopkins n’avait pas encore commencé à parler. Elle avait l’air de contenir ses émotions. Alors ça y était : elle allait accepter les résultats. Elle avait paru populaire, mais au final elle aura été présidente d’un seul mandat – et encore, pas entier.

– Mes chers compatriotes, commença-t-elle.

Le silence régnait dans le bar. L’endroit d’où elle parlait était presque silencieux également – Marc entendait les déclics et ronronnements des appareils photo.

– Je vais être brève. Cette campagne fut âprement disputée entre deux visions très différentes de l’Amérique. L’une est celle de l’optimisme, de la bonne entente, de la fierté pour ce que nous avons accompli en tant que nation. L’autre est une vision sombre de colère, de désespoir, de ressentiment, même de paranoïa. Elle voit notre nation comme un paysage en ruine, qui ne peut être sauvée que par les efforts d’un seul homme. Et elle promet la violence – la violence contre notre partenaire commercial le plus important, ainsi que la violence contre nos propres communautés, nos voisins et nos amis.

« Je suis sûre que vous savez quelle vision j’embrasse. Je ne peux pas accepter une vision du monde basée sur le racisme, les préjugés et la méfiance. Et pourtant, malgré mon appréhension, dans des circonstances normales, ma tâche serait maintenant de féliciter le vainqueur apparent de cette course et d’accueillir le président élu, en préparant courtoisement le transfert pacifique du pouvoir qui est une caractéristique de notre démocratie. (Elle marqua une pause.) Mais ce ne sont pas des circonstances normales.

Marc se redressa. Il ressentait un picotement le long de sa colonne vertébrale. Il regarda les hommes alignés le long du bar. Chacun d’eux était maintenant rivé à l’écran. Tous étaient soudain en alerte, comme des animaux à l’approche d’un orage. Qu’est-ce qu’elle était en train de dire ?

– Ma campagne a permis de découvrir des preuves d’irrégularités du scrutin dans au moins cinq États, notamment la suppression de bulletins de vote, mais aussi l’altération pure et simple et le piratage potentiel de la machine électorale. Nous avons de bonnes raisons de croire que l’élection a été volée, non seulement à notre campagne, mais aussi au peuple américain. Nous avons déjà pris contact avec le FBI et le ministère de la Justice pour leur faire part de nos préoccupations, et nous attendons avec impatience une enquête complète et impartiale. Tant que cette enquête ne sera pas terminée – et quelle que soit sa durée –, je ne peux pas et ne veux pas reconnaître les résultats de cette élection, et je continuerai à exercer les fonctions de présidente des États-Unis, en respectant mon serment de protéger et de faire respecter la Constitution. Je vous remercie.

La présidente Hopkins sortit de l’écran par la droite. S’éleva un brouhaha de journalistes qui criaient, cherchant tous à capter son attention. Des flashes éclataient. La chaîne bascula sur une autre caméra qui se braquait sur la présidente tandis qu’elle était poussée vers une porte latérale derrière un cordon d’agents massifs du Secret Service. Elle ne répondit pas à une seule question.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Steve-O. Elle peut faire ça ?

Nul ne pipa mot.

Marc continua d’essuyer ses verres. Il ignorait la réponse à cette question.

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