21h45 – Heure avancée des Rocheuses (23h45 – heure d’été de l’Est)
Prison fédérale ADX Florence (Supermax) – Florence, Colorado
« On y est, » dit le gardien. « Bienvenue dans notre petit nid douillet. »
Luke traversait les couloirs de la prison la plus sécurisée des États-Unis. Deux gardiens corpulents en uniforme brun le flanquaient de chaque côté. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, avec leur coupe militaire à la brosse, leurs épaules et leurs bras massifs, et leur abdomen protubérant. Leurs corps raides et lourds s’avançaient comme des joueurs de ligne qui n’auraient plus joué au football depuis quelques temps.
Ils n’avaient pas spécialement l’air en forme au sens traditionnel du terme, mais ils avaient la taille parfaite pour leur boulot. Au corps-à-corps, ils pouvaient appliquer suffisamment de force sur les prisonniers récalcitrants.
Le bruit de leurs pas résonnait sur le sol en pierre. Ils passèrent devant des dizaines de portes fermées de cellules. Les portes étaient en acier et elles avaient une ouverture étroite sur le bas, comme une fente de boîte aux lettres, à travers laquelle les gardiens faisaient glisser les repas aux prisonniers. Elles avaient également deux petites fenêtres en acier trempé qui faisaient face au couloir.
Quelque part dans le couloir, un homme hurlait. On aurait dit un cri d’agonie, qui continuait encore et encore, sans avoir l’air de jamais s’arrêter. C’était le soir et ce serait bientôt l’extinction des feux, et le hurlement de cet homme donnait la chair de poule. Luke crut discerner des mots au milieu des cris.
Il regarda l’un des gardiens.
« Il va bien, » dit le gardien. « Vraiment. Il n’a mal nulle part. Il se contente juste de hurler. »
L’autre gardien intervint. « La solitude leur fait parfois perdre un peu la tête. »
« La solitude ? » dit Luke. « Vous voulez dire l’isolement ? »
Le gardien haussa les épaules. « Oui. » Ce n’était qu’une question de sémantique pour lui. Après son boulot, il rentrait chez lui. Il mangeait au Denny’s du coin et bavardait avec les habitués. Il avait une alliance à la main gauche. Il devait avoir une femme et probablement des enfants. Il avait une vie en-dehors de ces murs. Mais les prisonniers ? Pas vraiment.
Luke savait que quelques criminels célèbres avaient fait un séjour ici. Le Unabomber Ted Kaczynski y était actuellement incarcéré, tout comme Dzhokhar Tsarnaev, l’un des deux terroristes du marathon de Boston. Le mafioso John Gotti avait vécu ici pendant des années, ainsi que son violent homme de main, Sammy ‘The Bull’ Gravano.
C’était une infraction aux normes de sécurité de laisser entrer Luke au-delà du parloir, mais on était de toute façon en-dehors des heures de visite et il s’agissait d’un cas spécial. Un prisonnier avait des informations importantes à donner mais il insistait pour parler personnellement à Luke – et pas par téléphone à travers une vitre épaisse, mais face à face, dans sa cellule. C’était la Présidente des États-Unis elle-même qui avait demandé à Luke d’accepter cette entrevue.
Ils s’arrêtèrent devant une porte blanche qui ressemblait à toutes les autres. Luke sentit son cœur s’arrêter. Il était un peu nerveux. Il ne chercha pas à apercevoir l’homme à travers les minuscules fenêtres. Il ne voulait pas le voir comme ça, enfermé dans une cellule. Il voulait qu’il soit plus grand que nature, qu’il reste légendaire.
« C’est mon devoir de vous informer, » dit l’un des gardiens, « que les détenus de cette prison sont considérés parmi les plus violents et les plus dangereux actuellement incarcérés dans le système pénitentiaire des États-Unis. Si vous choisissez d’entrer dans cette cellule, vous déclinez… »
Luke leva la main. « Épargnez-vous le discours. Je connais les risques. »
Le gardien haussa à nouveau les épaules. « Comme vous voudrez. »
« Je voudrais également que cette conversation ne soit pas enregistrée, » dit Luke.
« Il y a des caméras de surveillance qui filment l’intérieur des cellules vingt-quatre heures sur vingt-quatre, » dit le gardien. « Mais il n’y a pas de son. »
Luke hocha la tête. Il n’en croyait pas un mot. « OK. Je crierai si j’ai besoin d’aide. »
Le gardien sourit. « On ne vous entendra pas. »
« Alors j’agiterai frénétiquement les mains. »
Les deux gardiens se mirent à rire. « Je serai au bout du couloir, » dit l’un d’entre eux. « Cognez à la porte quand vous aurez envie de sortir. »
Un bruit de serrure se fit entendre et la porte se mit lentement à s’ouvrir. Apparemment, il y avait bien quelqu’un qui les observait quelque part.
La porte s’ouvrit sur une cellule sombre et minuscule. La première chose que Luke remarqua, ce fut la toilette en métal. Il y avait un robinet au-dessus. C’était une combinaison étrange mais plutôt logique, finalement. Tout le reste était en pierre. Un étroit bureau en pierre s’étendait depuis le mur et un tabouret rond surgissait du sol juste devant lui.
Sur le bureau, il y avait plusieurs feuilles de papier, quelques livres et quatre ou cinq gros crayons. Tout comme le bureau, le lit était étroit et fait en pierre. Un fin matelas y était posé, avec une couverture verte qui semblait être en laine. Il y avait une étroite fenêtre dans le mur du fond, encadrée de vert, qui faisait peut-être soixante centimètres de haut et quinze centimètres de large. Il faisait noir à l’extérieur, à l’exception d’une lumière jaune provenant d’une lampe fixée au mur extérieur et qui projetait une lueur blafarde à l’intérieur de la cellule. Il n'y avait aucun moyen de couvrir la fenêtre.
Le prisonnier portait une combinaison orange et leur tournait le dos.
« Morris, » dit le gardien. « Voici votre visiteur. Faites-moi le plaisir de ne pas le tuer. »
Don Morris, ancien colonel de l’armée des États-Unis et commandant de la Force Delta, fondateur et ancien dirigeant de l’équipe d’intervention spéciale du FBI, se retourna lentement. Son visage était plus ridé qu’avant et ses cheveux poivre et sel étaient devenus entièrement gris. Mais il avait toujours ce regard profond et acéré. Ses bras, ses jambes et ses épaules avaient toujours l’air aussi solides.
Un sourire se dessina sur ses lèvres.
« Luke, » dit-il. « Merci d’être venu. Bienvenue chez moi. Huit mètres carrés, plus ou moins deux mètres sur quatre. »
« Salut, Don, » dit Luke. « J’adore ce que tu as fait de cet endroit. »
« C’est votre dernière chance de changer d’avis, » dit l’un des gardiens derrière lui.
Luke secoua la tête. « Je pense que ça va aller. »
Don regarda les gardiens. « Vous savez qui est cet homme, n’est-ce pas ? »
« Oui. »
« Alors j’imagine, » dit Don, « que vous devez savoir le peu de danger que je représente pour lui. »
La porte se referma. Ils restèrent silencieux un moment, en s’observant d’un côté à l’autre de la cellule. Luke ressentit une sorte de nostalgie. Don avait été son supérieur et son mentor au sein de la Force Delta. Quand Don avait fondé l’équipe d’intervention spéciale, il avait recruté Luke comme son premier agent. À bien des égards, et pendant plus de dix ans, Don avait été comme un père pour lui.
Mais plus maintenant. Don avait été l’un des conspirateurs dans le complot qui avait mené à l’assassinat du Président des États-Unis, en vue de prendre le pouvoir. Il avait été complice dans l’enlèvement de la femme et du fils de Luke. Il savait à l’avance qu’un attentat allait avoir lieu, un attentat qui avait tué plus de trois cents personnes à Mount Weather. Don risquait la peine de mort et aux yeux de Luke, il la méritait amplement.
Les deux hommes se serrèrent la main et pendant une fraction de seconde, Don posa la main sur l’épaule de Luke. C’était un geste bizarre venant d’un homme qui n’était plus habitué au contact humain. Luke savait que les prisonniers Supermax avaient rarement l’occasion d’avoir des interactions entre eux.
« Merci pour toutes les visites que tu m’as faites et toutes les lettres que tu m’as envoyées, » dit Don. « Ça a été un véritable réconfort de savoir que mon bien-être était une telle priorité à tes yeux. »
Luke secoua la tête. Il faillit sourire. « Don, jusqu’à hier après-midi, je ne savais même pas où on t’avait enfermé. Et je n’en avais rien à cirer. Ça aurait tout aussi bien pu être au fond d’un trou. »
Don hocha la tête. « Ils peuvent faire ce qu’ils veulent de toi, une fois que tu as perdu la partie. »
« Amplement mérité, dans ton cas. »
Don fit un geste en direction du tabouret en pierre qui sortait du sol, tel un champignon. « Tu veux t’asseoir ? »
« Non, merci. Je préfère rester debout. »
Don regarda Luke, en penchant légèrement la tête sur le côté. « Je n’ai pas grand-chose à offrir en termes d’hospitalité, Luke. C’est tout ce que j’ai. »
« Et pourquoi est-ce que j’accepterais ton hospitalité, Don ? »
Don continua à fixer Luke du regard. « Tu rigoles, n’est-ce pas ? En souvenir du bon vieux temps, par exemple. Pour me remercier de t’avoir guidé au sein de la Force Delta et de t’avoir offert ton boulot actuel. Des raisons, il y en a plein. »
« C’est ça, le problème, Don. Quand je pense à toi, je revois surtout l’image de mon fils et de ma femme que tu avais kidnappés. »
Don leva les mains. « Je n’ai rien eu à voir avec ça. Je te le promets. Si ça n’avait tenu qu’à moi, aucun mal n’aurait été fait à Gunner et à Becca. Je les considère comme ma propre famille. Je t’ai prévenu parce que je voulais les protéger, Luke. J’ai découvert ce qui s’était passé après que ce soit arrivé. Je suis vraiment désolé. Il n’y a rien au cours de ma longue carrière que je ne regrette plus. »
Luke observa Don, sa gestuelle, son regard, en cherchant… quelque chose. Est-ce qu’il mentait ? Est-ce qu’il disait la vérité ? Qu’était devenu cet homme que Luke avait un jour aimé ?
Luke soupira. Il allait accepter son hospitalité. Il allait lui accorder ce plaisir, même s’il finirait par se demander pendant toute la soirée pourquoi il l’avait fait.
Il s’assit sur le tabouret en pierre et Don prit place sur le lit. Ils restèrent silencieux pendant un long moment.
« Comment se porte l’équipe d’intervention spéciale ? » finit par dire Don. « J’imagine qu’ils t’ont nommé directeur de l’équipe ? »
« Ils me l’ont proposé mais j’ai refusé. L’équipe d’intervention spéciale n’existe plus. Elle a été démantelée. La plupart des agents ont intégré d’autres départements au sein du FBI. Ed Newsam fait maintenant partie de l’équipe de libération d’otages. Mark Swann est allé à la NSA. Je suis toujours en contact avec eux et je fais parfois appel à eux pour certaines missions. »
Pendant une fraction de seconde, Luke vit une légère tristesse dans le regard de Don. Son bébé, l’équipe d’intervention spéciale du FBI, la culmination du travail de toute une vie, avait été démantelée. Est-ce qu’il le savait ? Luke supposait que non.
« Trudy Wellington a disparu, » dit Luke.
Quelque chose d’autre apparut dans les yeux de Don mais cette fois-ci, il ne chercha pas à le cacher. Et ça voulait dire qu’il voulait que Luke le remarque. Luke ne savait pas si c’était une émotion ou le souvenir d’un fait en particulier. Il était assez bon pour cerner les gens, mais Don était un ancien espion. Son esprit et son cœur étaient des livres scellés.
« Est-ce que par hasard tu saurais quelque chose à ce sujet, Don ? »
Don haussa les épaules, en souriant à moitié. « La Trudy que je connaissais était très intelligente. Elle restait à l’écoute. Peut-être qu’elle a entendu un grondement lointain qui ne lui plaisait pas et qu’elle a préféré s’enfuir avant que ça se rapproche. »
« Est-ce que tu lui as parlé ? »
Don resta silencieux.
« Don, ça ne sert à rien de penser que tu peux rester évasif sur certaines questions. Il me suffit de passer un appel et je saurai à qui tu as parlé, qui t’a écrit et le contenu des lettres. Tu n’as aucune vie privée. Est-ce que tu as parlé à Trudy, oui ou non ? »
« Oui, je lui ai parlé. »
« Et qu’est-ce que tu lui as dit ? » dit Luke.
« Je lui ai dit que sa vie était en danger. »
« Sur base de quoi ? »
Don leva un instant les yeux vers le plafond. « Luke, tu sais certaines choses mais il y en a d’autres que tu ignores complètement. C’est probablement l’une de tes rares lacunes. Ce que tu ne sais pas, parce que tu ne t’impliques pas en politique, c’est qu’il y a une guerre silencieuse qui a lieu depuis six mois dans l’ombre. L’attaque au Mont Weather ? De nombreuses personnalités de premier plan sont mortes cette nuit-là. Mais beaucoup de personnalités de second plan sont mortes depuis lors. Au moins autant que ceux qui sont morts dans l’attaque. Trudy n’était pas impliquée dans le complot contre Thomas Hayes, mais tout le monde n’en est pas persuadé. Il y a des gens qui cherchent encore à se venger. »
« Alors elle s’est enfuie sur base de tes dires ? »
« Oui, je pense que oui. »
« Est-ce que tu sais où elle est ? »
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