Quiconque a surnommé New York “la ville qui ne dort jamais” n’est jamais allé à La Vieille Havane, songea Alvaro en se dirigeant vers le port et le Malecón. De jour, La Vieille Havane était une magnifique partie de la ville, un riche mélange d’histoire et d’art, de nourriture et de culture. Les rues étaient bouchées par le trafic et l’air était empli des bruits de construction provenant des divers projets de rénovation pour faire entrer le vingt-et-unième siècle dans les parties les plus anciennes de La Havane.
Mais de nuit… c’était de nuit que la ville montrait ses vraies couleurs. Les lumières, les odeurs, la musique, les rires : et le Malecón était the place to be. Les rues étroites entourant la Calle 23, où vivait Alvaro, étaient assez dynamiques, mais la plupart des bars cubains typiques fermaient à minuit. Là, sur la large esplanade en bordure du port, les nightclubs restaient ouverts, la musique devenait de plus en plus forte et les boissons continuaient à couler à flots dans de nombreux bars et boîtes.
Le Malecón était une route qui s’étendait sur huit kilomètres le long du front de mer de La Havane, bordée de structures peintes en vert d’eau et en rose corail. Beaucoup de locaux avaient tendance à le snober à cause de l’immense afflux de touristes, mais c’était l’une des nombreuses raisons pour lesquelles Alvaro était attiré par les lieux. Malgré le nombre grandissant (et irritant) de boîtes populaires de style européen, il y avait encore une poignée d’endroits où une salsa vivante et addictive combattait la musique électro des bâtiments voisins.
Une blague parmi les locaux disait que Cuba était le seul endroit au monde où on payait les musiciens pour ne pas jouer, et c’était certainement vrai en journée. On aurait dit que chaque personne qui possédait une guitare, une trompette ou des bongos s’installait à un coin de rue. Il y avait de la musique à tous les croisements, accompagnée par le bourdonnement des engins de construction et le klaxon des voitures. Mais la nuit, c’était une autre histoire, en particulier sur le Malecón. La musique live se dissipait, perdant la bataille contre la musique électronique diffusée par ordinateur, ou pire, contre les tubes pop récemment importés des États-Unis.
Pourtant, Alvaro ne s’inquiétait de rien de tout ça, tant qu’il avait La Piedra. C’était l’un des quelques bars authentiques cubains qui restaient sur cette bande du front de mer, et ses portes étaient toujours ouvertes, littéralement : elles étaient toutes deux maintenues par des cales au sol pour que la dynamique musique salsa puisse flotter à ses oreilles avant même qu’il n’entre à l’intérieur. Il n’y avait pas de file d’attente pour rentrer à La Piedra, contrairement aux longues queues de tant de nightclubs européens. Il n’y avait pas de foule grouillante et d’amas de personnes au comptoir, essayant d’attirer l’attention des barmans pour avoir un verre. L’éclairage n’était pas tamisé ou stroboscopique, mais plutôt vif pour accentuer pleinement le décor vibrant et coloré. Un groupe de six musiciens jouait sur une scène, si on pouvait l’appeler ainsi, car c’était une simple plateforme surélevée de trente centimètres à l’extrémité du bar.
Alvaro collait à merveille à l’ambiance de La Piedra, portant une chemise en soie brillante avec un motif jaune et blanc représentant des mariposas, la fleur nationale de Cuba. Il était grand, bronzé, jeune et rasé de près, plutôt beau gosse selon la plupart des standards. Ici, dans le petit club de salsa du Malecón, il n’était pas juste sous-chef avec de la graisse sous les ongles et des brulures mineures sur les mains. C’était un mystérieux étranger, une friandise excitante, une histoire alléchante à ramener à la maison ou un secret à garder bien au chaud.
Il se dirigea vers le bar en arborant ce qu’il espérait être un sourire de séducteur. Luisa travaillait ce soir-là, comme la plupart des soirs. Leur routine était devenue proche d’une danse en elle-même, un échange bien rôdé qui ne réservait plus aucune surprise.
“Alvaro,” dit-elle d’un ton détaché, mais camouflant à peine son sourire narquois. “Voilà notre piège à touriste local.”
“Luisa,” ronronna-t-il. “Tu es absolument magnifique.” Et c’était vrai. Ce soir, elle portait une jupe longue brillante, fendue jusqu’en haut d’une jambe, qui accentuait les courbes de ses hanches, avec un petit top court et asymétrique blanc dévoilant à la perfection son nombril percé d’un bijou en forme de rose. Ses cheveux noirs tombaient en ondulant par-dessus les créoles à ses oreilles. Alvaro soupçonnait la moitié des clients de La Piedra de venir juste pour la voir. Et il savait que c’était au moins applicable à lui-même.
“Doucement les basses. Ne gaspille pas tes meilleures tirades pour moi,” ironisa-t-elle.
“Je réserve toutes mes meilleures tirades spécialement pour toi.” Alvaro appuya ses coudes contre le comptoir du bar. “Laisse-moi t’emmener. Encore mieux, laisse-moi cuisiner pour toi. La nourriture est le langage de l’amour, tu sais.”
Elle émit un petit rire. “Redemande-le-moi la semaine prochaine.”
“Je n’y manquerai pas,” lui assura-t-il. “En attendant, un mojito, por favor !”
Luisa se retourna pour préparer sa boisson, et Alvaro aperçut le papillon tatoué sur son épaule gauche. Tels étaient les pasos de leur danse, les pas de leur propre salsa : compliments, avances, rejet, boisson. Et ainsi de suite.
Alvaro détourna les yeux d’elle et regarda tout autour du bar, se balançant légèrement au son de la musique rapide et animée. Les clients étaient un agréable mélange entre locaux fans de la musique et touristes, pour la plupart américains, généralement accompagnés de quelques européens, et parfois de groupes d’asiatiques, tous recherchant une expérience authentiquement cubaine. Avec un peu de chance, il ferait peut-être partie de l’expérience de quelqu’un.
À l’autre bout du bar, il aperçut une chevelure rousse, une peau de porcelaine et un joli sourire. C’était une jeune femme, certainement américaine, vingt-cinq ans à tout casser. Elle était avec deux amies, chacune assise sur un tabouret de bar autour d’elle. L’une d’elle venait de dire un truc qui la fit rire. Elle pencha la tête en arrière et sourit encore plus, dévoilant une dentition parfaite.
Les amies pouvaient être un problème. La fille rousse ne portait pas d’alliance et avait l’air habillée pour plaire, mais ce seraient ses amies qui finiraient par décider pour elle.
“Elle est jolie,” dit Luisa en posant le mojito devant lui. Alvaro tourna la tête. Il n’avait pas réalisé qu’il la dévorait des yeux.
Il haussa les épaules, essayant de noyer le poisson. “Elle est loin d’être aussi belle que toi.”
Luisa rigola à nouveau, cette fois de lui en roulant des yeux. “Tu es aussi idiot que mignon. Allez, vas-y.”
Alvaro prit son verre, le cœur un peu plus brisé à chaque fois que Luisa repoussait ses avances, et se mit en tête de chercher du réconfort auprès de la jolie touriste américaine rousse. Ses méthodes étaient bien rôdées, même si elles ne faisaient pas toujours leurs preuves. Mais ce soir, Alvaro sentait que la chance était avec lui.
Il s’avança le long du bar, passant devant la fille et ses deux amies sans même les regarder. Il prit position à une table haute dans sa ligne de mire et s’appuya dessus avec ses coudes, tapant du pied en rythme avec la musique en attendant le bon moment. Puis, au bout d’une longue minute, il jeta nonchalamment un œil par-dessus son épaule.
La fille rousse tourna les yeux vers lui et leurs regards se croisèrent. Alvaro détourna les yeux en souriant timidement. Il attendit encore, comptant jusqu’à trente dans sa tête, avant de la regarder à nouveau. Elle détourna rapidement les yeux. Elle était en train de l’observer, et c’était tout ce dont il avait besoin.
Alors que la chanson s’achevait et qu’un tonnerre d’applaudissements s’élevait du bar à l’attention du groupe, Alvaro termina son mojito et s’approcha de la fille, pas trop vite, les épaules en arrière, la tête haute et l’air confiant. Il lui fit un sourire, et elle sourit en retour.
“Hola. ¿Bailar conmigo?”
La fille le regarda en clignant des yeux. “J-je suis désolée,” bégaya-t-elle. “Je ne parle pas espagnol…”
“Danse avec moi.” Alvaro parlait parfaitement anglais, mais il exagérait toutefois son accent pour paraître plus exotique.
Les joues de la fille devinrent toutes rouges, presque autant que ses cheveux. “Je, euh… je ne sais pas danser la salsa.”
“Je vais t’apprendre. C’est facile.”
La fille esquissa un sourire nerveux et, comme il s’y était attendu, se tourna vers ses amies. L’une d’elles lui donna une petite tape. L’autre hocha la tête avec enthousiasme, et Alvaro dut se retenir de sourire encore plus.
“Euh… ok.”
Il tendit la main et elle la saisit. Ses doigts étaient chauds entre les siens et il la conduisit sur la piste de danse qui n’était rien de plus qu’un tiers de la salle à l’avant du bar, où les tables avaient été poussées sur le côté afin de faire de la place à la vingtaine de clients qui étaient venus pour la musique.
“La salsa, ce n’est pas faire les bons pas,” lui dit-il. “Il s’agit de ressentir la musique. Comme ça.” Alors que le groupe entamait la chanson suivante, Alvaro s’avança en rythme, se balançant sur son pied arrière, avant de reculer à nouveau. Ses coudes s’écartaient avec relâchement sur les côtés, une main toujours dans la sienne, ses hanches ondulant avec ses pas. Il n’était pas du tout un expert, mais il était doté d’un sens inné du rythme qui faisait que même les pasos les plus simples avaient l’air impressionnants chez lui.
“Comme ça ?” La fille imita ses pas de manière rigide.
Il esquissa un sourire. “Sí. Mais plus détendue. Fais comme moi. Un, deux, trois, pause. Cinq, six, sept, pause.”
La fille rigola nerveusement avant de se jeter elle aussi dans le rythme, se détendant en gagnant de l’assurance dans ses mouvements. Alvaro attendait son heure, ne dévoilant pas encore son jeu. Il attendit que la chanson s’achève et qu’une autre commence avant de poser doucement une main sur sa hanche, chacune d’elles bougeant toujours en rythme. Puis, il dit, “Tu es très jolie. Comment tu t’appelles ?”
La fille devint toute rouge à nouveau. “Megan.”
“Megan,” répéta-t-il. “Je m’appelle Alvaro.”
La fille, Megan, sembla se détendre encore plus après ça, succombant au charme de cet étranger bronzé et charmant dans un pays exotique. Il l’avait amenée exactement où il voulait. Elle osa se rapprocher de lui, ferma les yeux, ressentant la musique comme il le lui avait indiqué, ses hanches ondulant à chaque petit paso de salsa, s’approchant et s’éloignant, pas aussi belles et dessinées que celles de Luisa, se dit-il, mais tout aussi attirantes. Alvaro savait d’expérience qu’il ne fallait pas aller trop vite, qu’il fallait laisser la musique et son imagination prendre la main en premier, et ensuite…
Il fronça les sourcils en sentant quelque chose trembler en lui. C’était bizarre que la musique électronique pulsative du club d’à côté soit audible à travers les murs, mais il aurait juré l’avoir entendue.
Pas entendue, réalisa-t-il…ressentie. Il sentit un étrange battement dans son corps, difficile à discerner et encore plus dur à décrire, à tel point que sa première hypothèse avait penché pour les basses des enceintes trop puissantes du club voisin. Sa partenaire de danse ouvrit les yeux, le visage empreint d’inquiétude. Elle l’avait senti aussi.
Soudain, le club tout entier tournoya ou, du moins, c’est ce dont eut l’impression Alvaro pendant qu’il était pris de vertiges. Il chancela sur le côté, se rattrapant sur son pied gauche pour éviter la chute. L’américaine n’eut pas cette chance. Elle tomba à genoux. Un à un, les musiciens du groupe cessèrent de jouer, et Alvaro put entendre les gémissements et les cris apeurés des clients de La Piedra avec, en toile de fond, le martèlement sourd des basses du club d’à côté.
Peu importe ce que c’était, ça affectait tout le monde.
Un puissant mal de tête s’empara de son crâne, tandis que la nausée montait en lui. Alvaro tourna vivement la tête à gauche, juste à temps pour voir Luisa tomber derrière le bar.
Luisa !
Il parvint à faire deux pas avant que les vertiges ne reprennent le dessus, l’envoyant s’écrouler contre une table. Du verre se brisa au sol, alors qu’il renversait la table. Une femme hurla, mais Alvaro n’arrivait pas à localiser son cri.
Il tomba sur les mains et les genoux, puis rampa, déterminé à retrouver Luisa. À les tirer de là, même s’ils devaient se traîner au sol pour ça. Mais quand il leva de nouveau les yeux, il ne distingua que des formes vagues. Sa vision se brouillait. Les bruits du bar paniqué s’estompèrent, remplacés par un seul sifflement aigu. Les couleurs vives de La Piedra s’affadirent, les bords de sa vision devenant bruns, puis noirs. C’est alors qu’Alvaro laissa tomber sa tête au sol, nauséeux, étourdi et incapable d’entendre quoi que ce soit d’autre que le sifflement avant de perdre connaissance.
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