Frustrée, Adèle serra les dents, tapotant impatiemment le cadre de la porte qui menait à l’appartement du bout des doigts. Elle jeta un coup d’œil à sa montre pour la dixième fois en trente minutes et fronça encore davantage les sourcils. Son visage s’assombrit, elle sentit qu’elle commençait à bouillir intérieurement.
– Seigneur, marmonna Adèle.
Elle plissa les yeux en direction de la rue, suivant le flux des véhicules. Elle essayait de repérer une voiture de fonction, mais son attention n’était attirée que par le véhicule qu’elle avait garé le long du trottoir, près de l’horodateur. C’était encore l’après-midi, le soleil était haut dans le ciel, illuminant l’horizon.
Adèle et Sophie avaient pris des véhicules séparés, car Adèle se rendrait directement chez Robert depuis la scène du crime.
Elle s’appuya contre la balustrade menant aux marches en béton et se tourna vers la porte d’entrée de l’appartement. Pendant un instant, elle envisagea la possibilité d’entrer seule. Mais en général, le protocole imposait que deux agents soient présents sur une scène de crime, en tandem. Adèle préférait ne pas transgresser les règles dès son premier jour de travail en France. Pourtant, l’agent Paige lui rendait la tâche difficile. Elle avait déjà près de trente minutes de retard.
Adèle laissa échapper un grognement grave. Elle s’était arrangée avec Robert pour qu’il fasse emporter ses bagages chez lui, puis elle s’était rendue directement sur la scène du crime. Le trajet avait duré vingt minutes. Paris était l’une des rares villes où il n’y avait pratiquement pas de panneaux stop. La rumeur disait qu’il y en avait un, quelque part ; l’agent Paige a dû le trouver et n’avait pas su comment réagir.
Elle ne voyait pas ce qui pouvait expliquer pourquoi elle attendait Paige depuis une demi-heure.
Elle examina la rue, l’espace entre les immeubles. Elle déglutit, en observant l’ouverture de l’autre côté de la rue, avec des touches de vert qui en émergeaient. Ce qu’elle aimait à Paris, c’étaient les petits passages et les jardins cachés prêts à être explorés comme un labyrinthe entre les édifices. Les Français avaient un mot spécial pour ceux qui marchaient sans but, arpentant les chemins de traverses et les jardins : la flânerie. Adèle ne se souvenait pas de la dernière fois où elle avait été suffisamment détendue pour marcher sans but. Et ce n’était certainement pas le cas actuellement.
Après un dernier soupir de frustration, Adèle se tourna vers la porte et s’apprêta à appuyer sur le bouton du bas marqué propriétaire. Il avait reçu l’ordre de la laisser entrer. Avec ou sans Paige, Adèle était déterminée à voir la scène de crime de la seconde victime.
Mais avant qu’elle n’ait le temps d’appuyer sur la sonnette, elle entendit un léger crissement de pneus. Adèle regarda par-dessus son épaule et repéra un second SUV aux vitres teintées noires qui se garait derrière son propre véhicule. Les cheveux argentés de l’agent Paige apparurent par-dessus la portière lorsqu’elle sortit du côté conducteur, en prenant son temps. L’agent d’âge mûr s’arrêta sur le trottoir, puis claqua des doigts comme si elle réalisait quelque chose, retourna dans sa voiture, ouvrit la porte et commença à fouiller à l’intérieur.
Adèle la fixait ; il fallut près d’une minute à Paige pour trouver ce qu’elle cherchait, puis une fois de plus, à une allure d’escargot, elle commença à se diriger vers les escaliers menant à l’immeuble. Elle grogna en s’approchant d’Adèle.
Adèle réprima sa mauvaise humeur. Elle devrait travailler avec Paige pendant toute la durée de l’affaire, et commencer du mauvais pied ne l’aiderait en rien. Mais il lui semblait presque que sa partenaire attitrée traînait intentionnellement les pieds pour la faire enrager.
– Je pensais que nous nous étions mis d’accord pour venir directement ici, fit remarquer Adèle, en essayant de garder un ton neutre.
Paige adressa à Adèle un long regard en coin.
– Ah oui ? En général, je n’aime pas perdre mon temps. Les analystes de la scène de crime ont déjà fait leur rapport. Je ne sais pas ce que nous faisons là.
Adèle pivota alors complètement sur ses talons, dos à la porte de l’immeuble et aux sonnettes pour faire face à sa partenaire.
– Nous sommes là, explicita-t-elle entre ses dents serrées, parce que je veux examiner moi-même la scène du crime. Est-ce que cela vous convient ?
Paige contemplait maintenant ses ongles, puis elle donna une pichenette en direction du trottoir.
– Vous ne découvrirez rien de nouveau.
– Peut-être que non, ou peut-être que si.
Adèle distinguait le parfum de l’agent Paige, bien que l’appeler parfum était sans doute une exagération. Son partenaire sentait le savon ; pas un savon parfumé, mais plutôt une sorte d’odeur de propreté ordinaire qui donnait une impression d’hygiène et de simplicité. L’agent Paige ne portait ni boucles d’oreilles, ni bijoux d’aucune sorte. Elle avait un profil prononcé avec un nez romain et des pommettes acérées. Adèle se souvenait de sa première année à la DGSI, quand elle travaillait dans l’unité spéciale de l’agent Paige – à l’époque, cette femme plus âgée qu’elle l’intimidait et, si elle en croyait la sensation désagréable dans son ventre, c’était encore un peu le cas.
Adèle ne connaissait pas la famille de Sophie, mais elle avait appris au cours de discussions avec d’autres agents que Paige avait elle-même cinq enfants, tous adoptés. Et pourtant, Adèle ne l’avait jamais vu manquer un seul jour de travail. Elle avait dû fouiner un peu mais d’après ce qu’elle avait appris quand elle travaillait à la DGSI, le mari de l’agent Paige restait à la maison pour s’occuper des enfants pendant que sa femme travaillait sans relâche pour le gouvernement.
Paige rendit à Adèle son regard ennuyé, et pour toute réponse, Adèle tendit la main et appuya sur la sonnette. Après quelques instants, la porte se mit à bourdonner. Sophie poussa la porte d’entrée, entra et la laissa se refermer derrière elle.
Adèle dut se dépêcher d’avancer pour coincer son pied dans l’ouverture, avant qu’elle ne se referme complètement.
Adèle dévisageait, irritée, la nuque de sa co-équipière. Encore une fois, sa coiffure était impeccable. Les vêtements de Paige étaient soigneusement repassés, la veste de son tailleur était gris anthracite, assortie à son pantalon.
Adèle n’avait jamais particulièrement apprécié la compagnie de son ancien superviseur. La dernière fois qu’elle avait eu des contacts avec cette femme, dans le cadre de l’affaire précédente en France, Paige lui avait causé des problèmes.
– Pardon, l’interpela Adèle à voix basse. Devrions-nous avoir une conversation ?
Mais Paige feignit de ne rien avoir entendu et continua à monter les escaliers.
Adèle accéléra le pas pour rattraper la femme plus âgée, et elle tendit la main pour la placer délicatement sur l’avant-bras de l’autre agent. Comme si elle avait été ébouillantée, Paige se retourna vivement, le visage grimaçant.
– Ne me touchez pas ! aboya-t-elle.
Les yeux d’Adèle se posèrent sur l’arme passée à la ceinture de son pantalon et qu’on distinguait sous la veste. Elle leva la main dans un geste d’apaisement.
– Désolée.
– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Paige, d’un air renfrogné. Nous faisons ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Nous sommes ici pour perdre du temps au lieu de parler aux témoins.
– Quels témoins ? s’enquit Adèle, en retenant une autre réplique.
– L’Américaine. Celle qui a trouvé le corps
Adèle secoua la tête.
– Elle a trouvé la victime, mais elle n’a rien vu.
Paige pinça les lèvres.
– Ce serait un meilleur usage de notre temps plutôt que de passer en revue une scène de crime immaculée. Vous avez lu le rapport, n’est-ce pas ? Aucune preuve matérielle. Il n’y a rien pour nous ici.
Adèle souffla en secouant la tête. Elle tendit la main comme pour se stabiliser, saisissant la rampe de la balustrade qui menait à l’appartement.
Elle entendit le tintement des clés et le bruit des pas qui s’approchaient lorsque le concierge traversa le couloir. Elle regarda plus loin, par-dessus la rampe et à travers les barreaux en bois, pour repérer un vieil homme chauve avec un peu de ventre et un pull taché qui s’avançait vers eux.
Adèle baissa la voix, en s’efforçant de garder son calme et dit :
– Vous pouvez contacter les agents qui sont avec l’Américaine. Ils attendent nos instructions. Dites-leur de l’emmener ici, si vous voulez. Nous l’interrogerons après ; c’est mieux ici qu’au poste, de toute façon.
– Bien, rétorqua Paige. Je le ferai peut-être.
Elle prit son téléphone et ne le quitta pas des yeux pendant un moment.
Adèle attendit que le propriétaire s’approche, espérant que ce soit le dernier échange animé qu’elle aurait. Elle devait à tout prix conserver son calme et son professionnalisme.
Le propriétaire jeta un coup d’œil aux deux femmes, apparemment sans remarquer la tension ambiante. Il leur adressa un sourire mielleux et commença :
– Je peux vous montrer la chambre. (Il s’arrêta un instant, un sourire étirant ses lèvres comme du caramel). Juste par curiosité… (Il marqua une pause, comme s’il comptait les secondes avant de recommencer à parler. Puis il ajouta) : Quand pourrai-je la relouer ? J’ai des factures à payer…
– Je suis l’agent Sharp, l’interrompit Adèle. (Elle examina l’homme). Voilà l’agent Paige.
Elle plongea la main dans sa poche et en sortit son badge, ainsi que les documents d’Interpol que Robert lui avait donnés.
Le propriétaire fit signe que ça lui était égal et ne daigna pas même jeter un coup d’œil à l’une ou l’autre des documents d’identité. Paige fixait toujours son téléphone, ignorant l’homme.
– Je peux vous montrer, répéta-t-il.
Adèle esquissa un geste de la main en montant les escaliers pour que le propriétaire prenne les devants, et le suivit lentement alors qu’il respirait lourdement, gravissant une marche après l’autre. Lorsqu’ils atteignirent le palier du troisième étage, il inséra la clé dans la serrure et la tourna, avant d’ouvrir la porte. Adèle observa les clés, puis jeta un coup d’œil au propriétaire.
– Vous n’êtes pas entré dans l’appartement il y a deux jours, n’est-ce pas ?
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