Nous étions demeurés un jour à Paris, pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chailiot dans ces occasions, vint m’avertir, le matin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, et qu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage ; elle me répondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile, la caisse avait déjà disparu. J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cette perte me pénétra d’une si vive douleur que j’en pensai perdre la raison. Je compris tout d’un coup à quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposé ; l’indigence était le moindre. Je connaissais Manon ; je n’avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier : Je la perdrai, m’ écriai-je. Malheureux Chevalier, tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant, je conservai assez de présence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le Ciel me fit naître une idée, qui arrêta mon désespoir. Je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour l’empêcher de sentir la nécessité. J’ai compté, disais-je pour me consoler, que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans. Supposons que les dix ans soient écoulés, et que nul des changements que j’espérais ne soit arrivé dans ma famille. Quel parti prendrais-je? Je ne le sais pas trop bien, mais, ce que je ferais alors, qui m’empêche de le faire aujourd’hui? Combien de personnes vivent à Paris, qui n’ont ni mon esprit, ni mes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien à leurs talents, tels qu’ils les ont! La Providence, ajoutais-je, en réfléchissant sur les différents états de la vie, n’a-t-elle pas arrangé les choses fort sagement? La plupart des grands et des riches sont des sots : cela est clair à qui connaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justice admirable. S’ils joignaient l’esprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Les qualités du corps et de l’âme sont accordées à ceux-ci, comme des moyens pour se tirer de la misère et de la pauvreté. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant à leurs plaisirs : ils en font des dupes ; d’autres servent à leur instruction, ils tâchent d’en faire d’honnêtes gens ; il est rare, à la vérité, qu’il y réussissent, mais ce n’est pas là le but de la divine Sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre aux dépens de ceux qu’ils instruisent ; et de quelque façon qu’on le prenne, c’est un fond excellent de revenu pour les petits, que la sottise des riches et des grands.
Ces pensées me remirent un peu le cœur et la tête. Je résolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, frère de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu que trop d’occasions de reconnaître que ce n’était ni de son bien ni de la paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait à peine vingt pistoles qui s’étaient trouvées heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti à choisir entre celui de mourir de faim, ou de me casser la tête de désespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressource des sots ; pour mourir de faim, qu’il y avait quantité de gens d’esprit qui s’y voyaient réduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que c’était à moi d’examiner de quoi j’étais capable; qu’il m’assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.
Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je; mes besoins demanderaient un remède plus présent, car que voulez-vous que je dise à Manon? À propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse? N’avez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. Il me coupa la réponse que cette impertinence méritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre son conseil; qu’il connaissait un seigneur, si libéral sur le chapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne lui coûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon. Je l’arrêtai. J’avais meilleure opinion de vous, lui répondis-je ; je m’étais figuré que le motif que vous aviez eu, pour m’accorder votre amitié, était un sentiment tout opposé à celui où vous êtes maintenant. Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensé de même, et que sa sœur ayant une fois violé les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance de tirer parti de sa mauvaise conduite[29]. Il me fut aisé de juger que jusqu’alors nous avions été ses dupes. Quelque émotion néanmoins que ce discours m’eût causée, le besoin que j’avais de lui m’obligea de répondre, en riant, que son conseil était une dernière ressource qu’il fallait remettre à l’extrémité. Je le priai de m’ouvrir quelque autre voie. Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de la nature, pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infidèle à Manon ; je lui parlai du jeu, comme du moyen le plus facile, et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu, à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’être expliqué ; qu’entreprendre de jouer simplement, avec les espérances communes, c’était le vrai moyen d’achever ma perte; que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu, les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger la fortune, était un métier trop dangereux ; qu’il y avait une troisième voie, qui était celle de l’association, mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les Confédérés ne me jugeassent point encore les qualités propres à la Ligue. Il me promit néanmoins ses bons offices auprès d’eux ; et ce que je n’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent, lorsque je me trouverais pressé du besoin. L’unique grâce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de la perte que j’avais faite, et du sujet de notre conversation.
Je sortis de chez lui, moins satisfait encore que je n’y étais entré ; je me repentis même de lui avoir confié mon secret. Il n’avait rien fait, pour moi, que je n’eusse pu obtenir de même sans cette ouverture, et je craignais mortellement qu’il ne manquât à la promesse qu’il m’avait faite de ne rien découvrir à Manon. J’avais lieu d’appréhender aussi, par la déclaration de ses sentiments, qu’il ne formât le dessein de tirer parti d’elle, suivant ses propres termes, en l’enlevant de mes mains, ou, du moins, en lui conseillant de me quitter pour s’attacher à quelque amant plus riche et plus heureux. Je fis là-dessus mille réflexions, qui n’aboutirent qu’à me tourmenter et à renouveler le désespoir où j’avais été le matin. Il me vint plusieurs fois à l’esprit d’écrire à mon père, et de feindre une nouvelle conversion, pour obtenir de lui quelque secours d’argent ; mais je me rappelai aussitôt que, malgré toute sa bonté, il m’avait resserré six mois dans une étroite prison, pour ma première faute ; j’étais bien sûr qu’après un éclat tel que l’avait dû causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiterait beaucoup plus rigoureusement. Enfin, cette confusion de pensées en produisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, et que je m’étonnai de n’avoir pas eue plus tôt, ce fut de recourir à mon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouver toujours le même fond de zèle et d’amitié. Rien n’est plus admirable, et ne fait plus d’honneur à la vertu, que la confiance avec laquelle on s’adresse aux personnes dont on connaît parfaitement la probité. On sent qu’il n’y a point de risque à courir. Si elles ne sont pas toujours en état d’offrir du secours, on est sûr qu’on en obtiendra du moins de la bonté et de la compassion. Le cœur, qui se ferme avec tant de soin au reste des hommes, s’ouvre naturellement en leur présence, comme une fleur s’épanouit à la lumière du soleil, dont elle n’attend qu’une douce influence.
Je regardai comme un effet de la protection du Ciel de m’être souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui écrire un mot, et lui marquer un lieu propre à notre entretien. Je lui recommandais le silence et la discrétion, comme un des plus importants services qu’il pût me rendre dans la situation de mes affaires. La joie que l’espérance de le voir m’inspirait effaça les traces du chagrin que Manon n’aurait pas manqué d’apercevoir sur mon visage. Je lui parlai de notre malheur de Chaillot comme d’une bagatelle qui ne devait pas l’alarmer; et Paris étant le lieu du monde où elle se voyait avec le plus de plaisir, elle ne fut pas fâchée de m’entendre dire qu’il était à propos d’y demeurer, jusqu’à ce qu’on eût réparé à Chaillot quelques légers effets de l’incendie. Une heure après, je reçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais néanmoins quelque honte d’aller paraître aux yeux d’un ami, dont la seule présence devait être un reproche de mes désordres, mais l’opinion que j’avais de la bonté de son cœur et l’intérêt de Manon soutinrent ma hardiesse.
Je l’avais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint m’embrasser, aussitôt qu’il m’eut aperçu. Il me tint serré longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne me présentais à lui qu’avec confusion, et que je portais dans le cœur un vif sentiment de mon ingratitude ; que la première chose dont je le conjurais était de m’apprendre s’il m’était encore permis de le regarder comme mon ami, après avoir mérité si justement de perdre son estime et son affection. Il me répondit, du ton le plus tendre, que rien n’était capable de le faire renoncer à cette qualité; que mes malheurs mêmes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes désordres, avaient redoublé sa tendresse pour moi ; mais que c’était une tendresse mêlée de la plus vive douleur, telle qu’on la sent pour une personne chère, qu’on voit toucher à sa perte sans pouvoir la secourir.
Nous nous assîmes sur un banc. Hélas! lui dis-je, avec un soupir parti du fond du cœur, votre compassion doit être excessive, mon cher Tiberge, si vous m’assurez, qu’elle est égale à mes peines. J’ai honte de vous les laisser voir, car je confesse que la cause n’en est pas glorieuse, mais l’effet en est : si triste qu’il n’est pas besoin de m’aimer autant que vous faites pour en être attendri. Il me demanda, comme une marque d’amitié, de lui raconter sans déguisement ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et loin d’altérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à la ruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoir où j’étais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel j’allais retomber, si j’étais abandonné par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune; enfin, j’attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je l’étais par le sentiment de mes peines. Il ne se lassait point de m’embras-ser, et de m’exhorter à prendre du courage et de la consolation, mais, comme il supposait toujours qu’il fallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement que c’était cette séparation même que je regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que j’étais disposé à souffrir, non seulement le dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avant que de recevoir un remède plus insupportable que tous mes maux ensemble.
Expliquez-vous donc, me dit-il : quelle espèce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous révoltez contre toutes mes propositions? Je n’osais lui déclarer que c’était de sa bourse que j’avais besoin. Il le comprit pourtant à la fin, et m’ayant confessé qu’il croyait m’entendre, il demeura quelque temps suspendu, avec l’air d’une personne qui balance. Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienne d’un refroidissement de zèle et d’amitié. Mais à quelle alternative me réduisez-vous, s’il faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je blesse mon devoir en vous l’accordant? car n’est-ce pas prendre part à votre désordre, que de vous y faire persévérer? Cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un moment, je m’imagine que c’est peut-être l’état violent où l’indigence vous jette, qui ne vous laisse pas assez de liberté pour choisir le meilleur parti ; il faut un esprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher Chevalier, ajouta-t-il en m’embrassant, d’y mettre seulement une condition : c’est que vous m’apprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dont il n’y a que la violence de vos passions qui vous écarte. Je lui accordai sincèrement tout ce qu’il souhaitait, et je le priai de plaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils d’un ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez un banquier de sa connaissance, qui m’avança cent pistoles sur son billet, car il n’était rien moins qu’en argent comptant. J’ai déjà dit qu’il n’était pas riche. Son bénéfice valait mille écus, mais, comme c’était la première année qu’il le possédait, il n’avait encore rien touché du revenu : c’était sur les fruits futurs qu’il me faisait cette avance.
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