Qu’on ne s’y trompe pas: ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible; pour en venir là, il a fallu que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur. C’est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions; mais elle en porte elle-même le deuil, afin qu’on la console.
Les mœurs des étudiants et des artistes, ces mœurs si libres, si belles, si pleines de jeunesse, se ressentirent du changement universel. Les hommes, en se séparant des femmes, avaient chuchoté un mot qui blesse à mort: le mépris; ils s’étaient jetés dans le vin et dans les courtisanes. Les étudiants et les artistes s’y jetèrent aussi; l’amour était traité comme la gloire et la religion; c’était une illusion ancienne. On allait donc aux mauvais lieux; la grisette , cette classe si rêveuse, si romanesque, et d’un amour si tendre et si doux, se vit abandonnée aux comptoirs des boutiques. Elle était pauvre, et on ne l’aimait plus; elle voulut avoir des robes et des chapeaux: elle se vendit. Ô misère! le jeune homme qui aurait dû l’aimer; qu’elle aurait aimé elle-même, celui qui la conduisait autrefois aux bois de Verrières et de Romainville, aux danses sur le gazon, aux soupers sous l’ombrage; celui qui venait causer le soir sous la lampe, au fond de la boutique, durant les longues veillées d’hiver; celui qui partageait avec elle son morceau de pain trempé de la sueur de son front, et son amour sublime et pauvre; celui-là, ce même homme, après l’avoir délaissée, la retrouvait quelque soir d’orgie au fond du lupana, pâle et plombée, à jamais perdue, avec la faim sur les lèvres et la prostitution dans le cœur.
Or, vers ce temps-là, deux poètes, les deux plus beaux génies du siècle après Napoléon, venaient de consacrer leur vie à rassembler tous les éléments d’angoisse et de douleur épars dans l’univers. Goethe, le patriarche d’une littérature nouvelle, après avoir peint dans Werther la passion qui mène au suicide, avait tracédans son Faust la plus sombre figure humaine qui eût jamais représenté le mal et le malheur. Ses écrits commencèrent alors à passer d’Allemagne en France.
Du fond de son cabinet d’étude, entouré de tableaux et de statues, riche, heureux et tranquille, il regardait venir à nous son œuvre de ténèbres avec un sourire paternel. Byron lui répondit par un cri de douleur qui fit tressaillir la Grèce, et suspendit Manfred sur les abîmes, comme si le néant eût été le mot de l’énigme hideuse dont il s’enveloppait.
Pardonnez-moi, ô grands poètes, qui êtes maintenant un peu de cendre et qui reposez sous la terre; pardonnez-moi! vous êtes des demi-dieux, et je ne suis qu’un enfant qui souffre. Mais en écrivant tout ceci, je ne puis m’empêcher de vous maudire. Que ne chantiez-vous le parfum des fleurs, les voix de la nature, l’espérance et l’amour, la vigne et le soleil, l’azur et la beauté? Sans doute vous connaissiez la vie, et sans doute vous aviez souffert; et le monde croulait autour de vous, et vous pleuriez sur ses ruines, et vous désespériez; et vos maîtresses vous avaient trahis, et vos amis calomniés, et vos compatriotes méconnus; et vous aviez le vide dans le cœur, la mort devant les yeux, et vous étiez des colosses de douleur. Mais dites-moi, vous, noble Goethe, n’y avait-il plus de voix consolatrice dans le murmure religieux de vos vieilles forêts d’Allemagne? Vous pour qui la belle poésie était la sœur de la science, ne pou-vaient-elles à elles deux trouver dans l’immortelle nature une plante salutaire pour le cœur de leur favori? Vous qui étiez un panthéiste, un poète antique de la Grèce, un amant des formes sacrées, ne pouviez-vous mettre un peu de miel dans ces beaux vases que vous saviez faire, vous qui n’aviez qu’à sourire et à laisser les abeilles vous venir sur les lèvres? Et toi, et toi, Byron, n’avais-tu pas près de Ravenne, sous tes orangers d’Italie, sous ton beau ciel vénitien, près de ta chère Adriatique, n’avais-tu pas ta bien-aimée? Ô Dieu! moi qui te parle, et qui ne suis qu’un faible enfant, j’ai connu peut-être des maux que tu n’as pas soufferts, et cependant je crois encore à l’espérance, et cependant je bénis Dieu.
Quand les idées anglaises et allemandes passèrent ainsi sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux, suivi d’une convulsion terrible. Car formuler des idées générales, c’est changer le salpêtre en poudre, et la cervelle homérique du grand Goethe avait sucé, comme un alambic, toute la liqueur du fruit défendu. Ceux qui ne lurent pas alors crurent n’en rien savoir. Pauvre créatures! l’explosion les emporta comme des grains de poussière dans l’abîme du doute universel.
Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou si l’en veut, désespérance , comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls. De même que ce soldat à qui l’on demanda jadis: A quoi crois-tu? et qui le premier répondit: A moi; ainsi la jeunesse de France, entendant cette question, répondit la première: A rien.
Dès alors il se forma comme deux camps: d’une part, les esprits exaltés, souffrants, toutes les âmes expansives qui ont besoin de l’infini, plièrent la tête en pleurant; ils s’enveloppèrent de rêves maladifs, et l’on ne vit plus que de frêles roseaux sur un océan d’amertume. D’une autre part, les hommes de chair restèrent debout, inflexibles, au milieu des jouissances positives, et il ne leur prit d’autre souci que de compter l’argent qu’ils avaient. Ce ne fut qu’un sanglot et un éclat de rire, l’un venant de l’âme, et l’autre du corps.
Voici donc ce que disait l’âme:
Hélas! hélas! la religion s’en va; les nuages du ciel tombent en pluie; nous n’avons plus ni espoir ni attente, pas deux petits morceaux de bois noir en croix devant lesquels tendre les mains. Le fleuve de la vie charrie de grands glaçons sur lesquels flottent les ours du pôle. L’astre de l’avenir se lève à peine; il ne peut sortir de l’horizon; il y reste enveloppé de nuages, et comme le soleil en hiver, son disque y apparaît d’un rouge de sang qu’il a gardé de quatre-vingt-treize. Il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de gloire. Quelle épaisse nuit sur la terre! Et nous serons morts quand il fera jour.
Voici donc ce que disait le corps:
L’homme est ici-bas pour se servir de ses sens; il a plus ou moins de morceaux d’un métal jaune ou blanc avec quoi il a droit à plus ou moins d’estime. Manger, boire et dormir, c’est vivre. Quand aux liens qui existent entre les hommes, l’amitié consiste à prêter de l’argent; mais il est rare d’avoir un ami qu’on puisse aimer assez pour cela. La parenté sert aux héritages: l’amour est un exercice du corps; la seule jouissance intellectuelle est la vanité.
De même que, dans la machine pneumatique une balle de plomb et un duvet tombent aussi vite l’une que l’autre dans la vide, ainsi les plus fermes esprits subirent alors le même sort que les plus faibles et tombèrent aussi avant dans les ténèbres. De quoi sert la force lorsqu’elle manque de point d’appui? Il n’y a point de ressource contre le vide. Je n’en veux d’autre preuve que Goethe lui-même, qui, lorsqu’il nous fit tant de mal, avait ressenti la souffrance de Faust avant de la répandre, et avait succombé comme tant d’autres, lui, fils de Spinosa, qui n’avait qu’à toucher la terre pour revivre, comme le fabuleux Antée.
Mais, pareille à la peste asiatique exhalée des vapeurs du Gange, l’affreuse désespérance marchait à grands pas sur la terre. Déjà Chateaubriand, prince de poésie, enveloppant l’horrible idole de son manteau de pèlerin, l’avait placée sur un autel de marbre, au milieu des parfums des encensoirs sacrés. Déjà, pleins d’une force désormais inutile, les enfants du siècle raidissaient leurs mains oisives et buvaient dans leur coupe stérile le breuvage empoisonné. Déjà tout s’abîmait, quand les chacals sortirent de terre. Une littérature cadavéreuse et infecte, qui n’avait que la forme, mais une forme hideuse, commença d’arroser d’un sang fétide tous les monstres de la nature.
Qui osera jamais raonter ce qui se passait alors dans les collèges? Les hommes doutaient de tout: les jeunes gens nièrent tout. Les poètes chantaient le désespoir: les jeunes gens sortirent des écoles avec le front serein, le visage frais et vermeil, et le blasphème à la bouche. D’ailleurs le caractère français, qui de sa nature est gai et ouvert, prédominant toujours, les cerveaux se remplirent aisément des idées anglaises et allemandes, mais les cœurs, trop légers pour lutter et pour souffrir, se flétrirent comme des fleurs fanées. Ainsi le principe de mort descendit froidement et sans secousse de la tête aux entrailles. Au lieu d’avoir l’enthousiasme du mal nous n’eûmes que l’abnégation du bien; au lieu du désespoir, l’insensibilité. Des enfants de quinze ans, assis nonchalamment sous des arbrisseaux en fleur, tenaient par passe-temps des propos qui auraient fait frémir d’horreur les bosquets immobiles de Versailles. La communion du Christ, l’hostie, ce symbole éternel de l’amour céleste, servait à cacheter des lettres; les enfants crachaient le pain de Dieu.
Heureux ceux qui échappèrent à ces temps! heureux ceux qui passèrent sur les abîmes en regardant le ciel! Il y en eut sans doute, et ceux-là nous plaindront.
Il est malheureusement vrai qu’il y a dans le blasphème une grande déperdition de force qui soulage le cœur trop plein. Lorsqu’un athée, tirant sa montre, donnait un quart d’heure à Dieu pour le foudroyer, il est certain que c’était un quart d’heure de colère et de jouissance atroce qu’il se procurait. C’était le paroxysme du désespoir, un appel sans nom à toutes les puissances célestes; c’était une pauvre et misérable créature se tordant sous le pied qui l’écrase; c’était un grand cri de douleur. Et qui sait? aux yeux de celui qui voit tout, c’était peut-être une prière.
Ainsi les jeunes gens trouvaient un emploi de la force inactive dans l’affectation du désespoir. Se railler de la gloire, de la religion, de l’amour, de tout au monde, est une grande consolation, pour ceux qui ne savent que faire; ils se moquent par là d’eux-mêmes et se donnent raison tout en se faisant la leçon. Et puis, il est doux de se croire malheureux, lorsqu’on n’est que vide et ennuyé. La débauche, en outre, première conclusion des principes de mort, est une terrible meule de pressoir lorsqu’il s’agit de s’énerver.
En sorte que les riches se disaient: Il n’y a de vrai que la richesse; tout le reste est un rêve; jouissons et mourons. Ceux d’une fortune médiocre se disaient: Il n’y a de vrai que le malheur; tout le reste est un rêve; blasphémons et mourons.
Ceci est-il trop noir? est-ce exagéré? Qu’en pensez-vous? Suis-je un misanthrope? Qu’on me permette une réflexion.
En lisant l’histoire de la chute de l’empire romain, il est impossible de ne pas s’apercevoir du mal que les chrétiens, si admirables dans le désert, firent à l’état dès qu’ils eurent la puissance. «Quand je pense, dit Montesquieu, à l’ignorance profonde dans laquelle le clergé grec plongea les laïques, je ne puis m’empêcher de le comparer à ces Scythes dont parle Hérodote, qui crevaient les yeux à leurs esclaves, afin que rien ne pût les distraire et les empêcher de battre leur lait. – Aucune affaire d’état, aucune paix, aucune guerre, aucune trêve, aucune négociation, aucun mariage, ne se traitèrent que par le ministère des moines. On ne saurait croire quel mal il en résulta.»
Monstesquieu aurait pu ajouter: Le christianisme perdit les empereurs, mais il sauva les peuples. Il ouvrit aux Barbares les palais de Constantinople, mais il ouvrit les portes des chaumières aux anges consolateurs du Christ. Il s’agissait bien des grands de la terre; et voilà qui est plus intéressant que les derniers râlements d’un empire corrompu jusqu’à la moelle des os, que le sombre galvanisme au moyen duquel s’agitait encore le squelette de la tyrannie sur la tombe d’Héliogabale et de Caracalla! La belle chose à conserver que la momie de Rome embaumée des parfums de Néron, cerclée du linceul de Tibère! Il s’agissait, messieurs les politiques, d’aller trouver les pauvres et de leur dire d’être en paix; il s’agissait de laisser les vers et les taupes ronger les monuments de honte, mais de tirer des flancs de la momie une vierge aussi belle que la mère du Rédempteur, l’espérance, amie des opprimés.
Voilà ce que fit le christianisme; et maintenant, depuis tant d’années, qu’ont fait ceux qui l’ont détruit? Ils ont vu que le pauvre se laissait opprimer par le riche, le faible par le fort, par cette raison qu’ils se disaient: Le riche et le fort m’opprimeront sur la terre; mais quand ils voudront entrer au paradis, je serai à la porte et je les accuserai au tribunal de Dieu. Ainsi, hélas! ils prenaient patience.
Les antagonistes du Christ ont donc dit au pauvre: Tu prends patience jusqu’au jour de justice, il n’y a point de justice; tu attends la vie éternelle pour y réclamer ta vengeance, il n’y a point de vie éternelle; tu amasses dans un flacon tes larmes et celles de ta famille, les cris de tes enfants et les sanglots de ta femme, pour les porter au pied de Dieu à l’heure de ta mort; il n’y a point de Dieu.
Alors il est certain que le pauvre a séché ses larmes, qu’il a dit à sa femme de se taire, à ses enfants de venir avec lui, et qu’il s’est redressé sur la glèbe avec la force d’un taureau. Il a dit au riche: Toi qui m’opprimes, tu n’es qu’un homme; et au prêtre: Tu en as menti, toi qui m’as consolé. C’était justement là ce que voulaient les antagonistes du Christ. Peut-être croyaientils faire ainsi le bonheur des hommes, en envoyant le pauvre à la conquête de la liberté.
Mais si le pauvre, ayant bien compris une fois que les prêtres le trompent, que les riches le dérobent, que tous les hommes ont les mêmes droits, que tous les biens sont de ce monde, et que sa misère est impie; si le pauvre, croyant à lui et à ses deux bras pour toute croyance, s’est dit un beau jour: Guerre au riche! à moi aussi la jouissance ici-bas, puisque le ciel est vide! à moi et à tous, puisque tous sont égaux! ô raisonneurs sublimes qui l’avez mené là, que lui direz-vous s’il est vaincu?
Sans doute vous êtes des philanthropes, sans doute vous avez raison pour l’avenir, et le jour viendra où vous serez bénis; mais pas encore, en vérité, nous ne pouvons pas vous bénir. Lorsque autrefois l’oppresseur disait: A moi la terre! A moi le ciel, répondait l’opprimé. A présent, que répondra-t-il?
Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes; le peuple qui a passé par 93 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux.
Voilà un homme dont la maison tombe en ruine; il l’a démolie pour en bâtir une autre. Les décombres gisent sur le champ, et il attend des pierres nouvelles pour son édifice nouveau. Au moment où le voilà prêt à tailler ses moellons et à faire son ciment, la pioche en mains, les bras retroussés, on vient lui dire que les pierres manquent et lui conseiller de reblanchir les vieilles pour en tirer parti. Que voulezvous qu’il fasse, lui qui ne veut point de ruines pour faire un nid à sa couvée? La carrière est pourtant profonde, les instruments trop faibles pour en tirer les pierres. Attendez, lui dit-on, on les tirera peu à peu; espérez, travaillez, avancez, reculez. Que ne lui dit-on pas? Et pendant ce temps-là cet homme, n’ayant plus sa vieille maison et pas encore sa maison nouvelle, ne sait comment se défendre de la pluie, ni comment préparer son repas du soir, ni où travailler, ni où reposer, ni où vivre, ni où mourir; et ses enfants sont nouveau-nés.
Ou je me trompe étrangement, ou nous ressemblons à cet homme. Ô peuples des siècles futures! lorsque, par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre mère féconde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aimé; lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bleuets et des marguerites au milieu des blés jaunissants; ô hommes libres! quand alors vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus; dites-vous que nous avons acheté bien cher le repos dont vous jouirez; plaignez-nous plus que tous vos pères; car nous avons beacoup des maux qui les rendaient dignes de plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait.
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