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CHAPITRE III.
OU LE LECTEUR COMMENCE A S'EXPLIQUER LA HAINE QUE LE GENTILHOMME BOSSU PORTAIT AU COMTE DE MORET, ET CE QU'IL EN ADVINT

Quelques instants après qu'Etienne Latil, laissant tomber son épée, s'était affaissé sur lui-même, rendant le sang par ses deux terribles blessures, nous retrouvons le gentilhomme bossu et ses trois compagnons à quelque distance de la rue de l'Homme-Armé. Assis sur une borne, l'œil sombre et la figure contractée, le premier adversaire du spadassin semblait une de ces figures fantastiques que l'imagination vagabonde des architectes du quatrième siècle sculptait à l'angle des maisons.

Devant lui une espèce d'athlète de cinq pieds six pouces de haut, lui parlait les bras croisés.

– Ah! ça, Pisani, lui disait-il, tu es donc enragé de te jeter sans cesse, et de nous jeter avec toi dans de mauvaises affaires. Voilà un homme tué, il n'y a pas grand malheur, c'était un sbire connu; nous soutiendrons que tu étais dans le cas de légitime défense, donc, il n'y aura pas de poursuites à l'endroit de sa mort; mais si je n'étais point arrivé là et si je ne l'avais pas embroché d'un côté, tandis que tu l'embrochais de l'autre, c'était toi qui étais enfilé comme une mauviette.

– Eh bien? répliqua celui qui avait nom Pisani, le grand malheur, quand cela serait arrivé!

– Comment, le grand malheur?

– Oui, qui te dit que je ne cherche pas à me faire tuer? N'ai-je pas en vérité une riche carcasse à ménager, et pour l'agréable vie que je mène, raillé des hommes, méprisé des femmes, ne vaudrait-il pas autant être mort ou mieux encore n'être jamais né?

Et il leva son poing au ciel en grinçant des dents.

– Eh bien! mais alors, si tu voulais te faire tuer, mon cher marquis, si autant vaudrait pour toi être mort, pourquoi nous avoir appelés à ton secours, au moment où l'épée d'Etienne Latil allait probablement combler tous tes vœux?

– Parce qu'avant de mourir, je veux me venger!

– Eh! que diable! quand on veut se venger et que l'on a pour ami un homme qui s'appelle Souscarrières, on lui conte ses petites affaires, et l'on ne va pas chercher un coupe-jarret rue de l'Homme-Armé.

– J'ai été chercher un coupe-jarret, parce qu'il n'y avait qu'un coupe-jarret qui pût me rendre le service que je demandais de lui. Si Souscarrières eût pu me rendre ce service, je ne me fusse adressé à personne, et pas même à lui, je me fusse chargé moi-même d'appeler et de tuer mon homme; voir un rival que l'on déteste étendu à ses pieds, se débattant dans les angoisses de l'agonie, c'est une trop grande volupté pour se la refuser quand on peut la prendre.

– Eh bien! pourquoi ne la prends-tu pas?

– Tu me feras dire ce que je ne veux pas, ce que je ne peux pas dire.

– Eh! dis, mordieu! l'oreille d'un ami dévoué est un puits où se perd tout ce que l'on y jette. Tu veux mal de mort à un homme, bats-toi avec lui et tue-le.

– Eh! malheureux! s'écria Pisani emporté par sa passion, est-ce que l'on se bat avec les princes du sang! ou plutôt est-ce que les princes du sang se battent avec nous autres, simples gentilshommes. Quand on veut être débarrassé d'eux, il faut les faire assassiner!

– Et la roue? dit le compagnon du gentilhomme bossu que nous avons entendu nommé Souscarrières.

– Lui mort, je me serais tué. Est-ce que je n'ai pas la vie en horreur?

– Ouais! s'écria Souscarrières en se frappant le front, est-ce que j'y serais par hasard?

– C'est possible, fit Pisani, haussant insoucieusement les épaules.

– Est-ce que l'homme dont tu es jaloux, mon pauvre Pisani, est-ce que ce serait…

– Voyons, achève.

– Mais non, ce ne peut pas être; celui-là est arrivé depuis huit jours à peine d'Italie.

– Il ne faut pas huit jours pour aller de l'hôtel Montmorency à la rue de la Cerisaie.

– Alors, c'est donc… – Souscarrières hésita un instant, puis, comme si le nom s'échappait de sa bouche malgré lui. – C'est donc le comte de Moret?

Un blasphème terrible, qui s'échappa de la bouche du marquis, fut sa seule réponse.

– Ah! ah! mais qui donc aimes-tu, mon cher Pisani?

– J'aime madame de Maugiron.

– Ah! la bonne histoire! s'écria Souscarrières en éclatant de rire.

– Est-ce donc si risible ce que je te dis là? demanda Pisani, en fronçant le sourcil.

– Madame de Maugiron, la sœur de Marion Delorme?

– La sœur de Marion Delorme, oui!

– Qui demeure dans la même maison que son autre sœur, madame de La Montagne?

– Oui! cent fois oui!

– Eh bien! mon cher marquis, si tu n'as que cette raison d'en vouloir au pauvre comte de Moret, et si tu veux le faire tuer parce qu'il est l'amant de Mme de Maugiron, remercie Dieu que ton désir n'ait pas été accompli, car un brave gentilhomme comme toi aurait eu un remords éternel d'avoir commis un crime inutile.

– Comment cela? demanda Pisani, se dressant tout debout.

– Parce que le comte de Moret n'est point l'amant de Mme de Maugiron.

– Et de qui est-il donc l'amant?

– De sa sœur, Mme de La Montagne.

– Impossible!

– Marquis, je te jure qu'il en est ainsi.

– Le comte de Moret, l'amant de Mme de La Montagne, tu me le jures?

– Foi de gentilhomme!

– Mais, l'autre soir, je me suis présenté chez Mme de Maugiron.

– Avant-hier?

– Oui, avant-hier.

– A onze heures du soir?

– Comment sais-tu cela?

– Je le sais, je le sais, comme je sais que Mme de Maugiron n'est point la maîtresse du comte de Moret.

– Tu te trompes, te dis-je.

– Alors, va toujours.

– Je l'avais vue dans la journée; elle m'a dit que je pouvais venir, que je la trouverais seule. J'ai repoussé le laquais, je suis parvenu jusqu'à la porte de sa chambre à coucher, j'ai entendu une voix d'homme.

– Je ne dis point que tu n'aies pas entendu une voix d'homme. – Je dis seulement que cette voix n'était pas celle du comte de Moret.

– Oh! tu me damnes, en vérité!

– Tu ne l'as pas vu, le comte?

– Si, je l'ai vu.

– Comment cela?

– Je me suis embusqué sous la grande porte de l'hôtel Lesdiguières, qui donne juste en face de la maison de Mme de Maugiron.

– Eh bien?

– Eh bien, je l'ai vu sortir, vu comme je te vois. Seulement il ne sortait pas de chez Mme de Maugiron, il sortait de chez Mme de La Montagne.

– Mais alors! mais alors! s'écria Pisani, – quel était donc l'homme dont j'ai entendu la voix chez Mme de Maugiron?

– Bah! marquis, soyez philosophe.

– Philosophe!

– Oui, à quoi bon vous en inquiéter?

– Comment à quoi bon m'en inquiéter. Je m'en inquiète pour le tuer donc, si ce n'est pas un fils de France.

– Pour le tuer! Ah! ah! fit Souscarrières avec un accent qui ouvrit au marquis tout un horizon de doutes étranges.

– Certainement! répondit-il, pour le tuer.

– Vraiment! comme cela, tout grouillant! sans dire gare! continua Souscarrières avec un accent de plus en plus gouailleur.

– Oui! oui! oui! cent fois oui!

– Eh bien! dit Souscarrières, tuez-moi donc, mon cher marquis, car cet homme, c'était moi.

– Ah! Schelme! s'écria Pisani, en grinçant des dents et en tirant son épée, – défends-toi.

– Ah! tu n'as pas besoin de m'en prier, mon cher marquis, dit Souscarrières en bondissant en arrière et en retombant en garde l'épée à la main, – à tes ordres.

Alors, malgré les cris de leurs compagnons qui ne comprenaient rien à tout ce qui se passait, commença entre le marquis Pisani et le seigneur de Souscarrières un combat furieux, d'autant plus terrible qu'il avait lieu sans autre lumière que celle qui descendait d'une lune trouble et voilée. – Combat où chacun, autant par amour de la vie que pour toute autre cause, déploya toute sa science en escrime. Souscarrières, qui excellait à tous les exercices du corps, était évidemment le plus fort et le plus adroit, mais les longues jambes de Pisani, la manière exagérée dont il était fendu, lui donnaient un grand avantage pour l'inattendu de ses attaques et la distance de ses retraites; enfin, au bout d'une vingtaine de secondes, le marquis Pisani poussa un cri, qui eut peine à passer entre ses dents serrées, baissa le bras, le releva, mais, presqu'aussitôt, laissa tomber son épée dont il ne pouvait plus supporter le poids, alla s'adosser au mur, jeta un soupir et s'affaissa sur lui-même.

– Ma foi, dit Souscarrières en baissant son épée à son tour, vous êtes témoin que c'est lui qui l'a voulu.

– Hélas! oui – répondirent ses compagnons.

– Et vous attesterez que tout s'est passé dans les règles de l'honneur.

– Nous l'attesterons.

– Eh bien, maintenant, comme je ne veux pas la mort, mais la guérison du pécheur, portez M. de Pisani chez madame sa mère, et courez chercher Bouvard, le chirurgien du roi.

– C'est en effet ce que nous avons de mieux à faire. Aidez-moi, mon ami, heureusement nous sommes à cinquante pas à peine de l'hôtel de Rambouillet.

– Ah! dit l'autre, quel malheur! une partie qui avait si bien commencé!

Et tandis qu'ils emportaient le plus doucement possible le marquis Pisani chez sa mère, Souscarrières disparaissait au coin de la rue des Orties et de la rue Fromenteau, en disant:

– Ces damnés bossus, je ne sais pas ce qui les enrage contre moi! voilà le troisième auquel je suis obligé de passer mon épée au travers du corps, pour me débarrasser de lui!

CHAPITRE IV.
L'HOTEL DE RAMBOUILLET

Le célèbre hôtel Rambouillet était situé entre l'église Saint-Thomas-du Louvre, bâti vers la fin du douzième siècle, sous l'invocation de Saint-Thomas, martyr, et l'hôpital des Quinze-Vingts, fondé sous le règne de Louis IX, à son retour d'Egypte, en faveur de trois cents, ou, comme on disait alors, de «quinze-vingts» gentilshommes, à qui les Sarrazins avaient crevé les yeux.

La marquise de Rambouillet, qui l'avait fait bâtir, et nous allons dire comment tout à l'heure – était née en 1588, – c'est-à-dire l'année où le duc de Guise et son frère furent assassinés aux Etats de Blois, par ordre de Henri III. – Elle était la fille de Jean de Vivone, marquis de Pisani, et de Julie Savelli, dame romaine de l'illustre famille des Savelli, qui a donné deux papes: Honoré III et Honoré IV, à la chrétienté – et une sainte à l'Eglise: sainte Lucine.

Elle avait, à l'âge de douze ans, épousé le marquis de Rambouillet, de la maison d'Angennes, – maison illustre qui, de son côté, avait donné le cardinal de Rambouillet, et ce marquis de Rambouillet, qui fut vice-roi de Pologne en attendant l'arrivée de Henri III.

En 1606, c'est-à-dire après six ans de mariage, M. de Rambouillet avait, dans un moment de gêne, vendu l'hôtel Pisani à Pierre Forget Dufresnes. – La vente avait été faite moyennant la somme de 34,500 livres tournois; – puis celui-ci l'avait, en 1624, au prix de 30,000 écus, revendu au cardinal-ministre, qui l'avait fait abattre, et, au moment où nous sommes arrivés, était occupé à faire bâtir sur le même terrain le Palais-Cardinal; en attendant que ce palais, dont on disait des merveilles, fût en état d'être habitable, Richelieu avait deux maisons de campagne – l'une à Chaillot – l'autre à Rueil, et place Royale, une maison de ville, attenant à celle qu'habitait Marion Delorme.

La marquise de Rambouillet, après la vente de l'hôtel Pisani à Pierre Forget Dufresne, était restée avec la petite maison de son père située rue Saint-Thomas-du-Louvre – cette maison s'était trouvée trop étroite pour elle, ses six enfants et son nombreux domestique. Ce fut alors qu'elle se décida de faire bâtir ce fameux hôtel Rambouillet, qui eut une si grande réputation dans la suite. Mais, mécontente des plans que lui présentaient les architectes, le terrain tout biscornu étant difficile à utiliser, elle déclara qu'elle ferait son plan elle-même. Longtemps, elle chercha inutilement ce plan, mais un beau jour elle s'écria, comme Archimède: «Je l'ai trouvé!», se fit apporter du papier et une plume, et immédiatement fit le dessin intérieur et extérieur de son hôtel, et cela avec un goût si parfait, que la reine Marie de Médicis, alors régente, et occupée à faire bâtir le Luxembourg, quoiqu'elle eût vu à Florence, dans sa jeunesse, les plus beaux palais du monde, et qu'elle eût fait venir de cette autre Athènes les premiers architectes de l'époque, envoya ceux-ci demander des conseils à Mme de Rambouillet et prendre exemple sur son hôtel.

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